Les théories du complot raciste du président turc constituent une menace pour la stabilité économique.
La personne qu’Erdogan qualifie de “financier terroriste” s’appelle Osman Kavala, l’un des principaux philanthropes et activistes de la société civile turque. Les autorités turques ont arrêté Kavala il y a plus d’un an et l’ont détenu sans inculpation. Le président turc et ses porte-parole médiatiques l’accusent, non seulement, d’avoir soutenu les protestations généralisées de 2013, déclenchées par le projet d’Erdogan de détruire le parc populaire de Gezi à Istanbul, pour y construire un centre commercial, mais également du coup d’État avorté de 2016.
Après la dernière attaque d’Erdogan, l’Open Society Foundations (OSF) de Soros, citant ses «affirmations sans fondement», a décidé de quitter la Turquie, craignant probablement que la sécurité de leurs employés ne soit en danger. Dix jours plus tôt, Hakan Altinay, l’un des fondateurs de la branche turque d’OSF, avait été arrêté.
Bien que les OSF aient annoncé qu’elles «continueraient de soutenir les futurs partenaires turcs souhaitant travailler avec eux», cela pourrait s’avérer impossible pour les organisations non gouvernementales locales. Des médias pro-gouvernementaux ont déjà qualifié les partenaires des OSF de “structures perverses”, affirmant qu’ “après que la fondation de la société ouverte du spéculateur juif George Soros, assistant du grand diable américain et du petit diable israélien sioniste, avait fui la Turquie”, des fondations allemandes avaient repris les institutions dont l’OSF s’était séparé.
Cette tendance inquiétante n’est pas propre à la Turquie. Le 3 décembre, le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, a contraint l’Université d’Europe centrale, financée par Soros, à s’exiler. En octobre, un radiodiffuseur public néerlandais a condamné le philanthrope milliardaire comme étant «le Juif Soros [qui] soutient des organisations ouvertement critiques à l’égard des gouvernements et a des tentacules partout». De la Hongrie aux Pays-Bas, les populistes exploitent des complots antisémites pour mobiliser l’électorat. Pourtant, en Turquie, de telles théories du complot façonnent non seulement les préférences des électeurs – comme on le voit encore dans la période qui précède les élections municipales de mars 2019 – mais aussi la politique monétaire.
Ce n’est un secret pour personne qu’Erdogan déplore les taux d’intérêt, qu’il avait dénoncés plus tôt cette année comme étant «la mère et le père de tous les maux». Le président ne voit pas uniquement les taux d’intérêt comme un «outil d’exploitation», en les comparant au «trafic d’héroïne» mais insiste également sur le fait que les taux d’intérêt élevés entraînent une inflation plus élevée. Les économistes savent que la hausse des taux d’intérêt a tendance à faire baisser l’inflation, mais la méconnaissance volontaire de cet axiome par Erdogan ne peut expliquer pleinement son hostilité. En effet, l’antipathie d’Erdogan vis-à-vis des taux d’intérêt provient de ses convictions souvent contradictoires, allant de ses croyances religieuses jusqu’aux supposées conspirations.
De nombreux observateurs turcs attribuent le point de vue du président sur les taux d’intérêt à la croyance traditionnelle musulmane selon laquelle le riba, ou l’usure, est haram ou interdit par la loi islamique. Bien que cela soit vrai, le vrai problème est que, dans la pensée islamiste turque, défendue depuis près de 30 ans par le mentor politique d’Erdogan, l’ancien Premier ministre Necmettin Erbakan, les taux d’intérêt sont un outil utilisé par les Juifs pour contrôler les événements mondiaux. Même jusqu’à la fin de sa vie, comme Soner Cagaptay de l’Institut de Washington pour la politique au Proche – Orient l’a écrit : « [Erbakan] entretenait le fantasme qu’une cabale des Juifs contrôle l’Occident. »
Après avoir rompu avec le parti islamiste d’Erbakan en 2001 pour créer son propre « parti démocratique conservateur », Erdogan a affirmé qu’il s’était « débarrassé de la chemise» de l’islamisme et s’était présenté comme opposé à l’antisémitisme. Il est même allé jusqu’à qualifier l’antisémitisme de crime et à accepter le prix Courage to Care [courage de prendre soin] de la ligue anti-diffamation. Néanmoins, incapable de réprimer ses convictions antisémites profondément intériorisées, il a continué à employer une rhétorique sectaire pour faire des Juifs des boucs émissaires, destinés à résoudre les problèmes politiques et économiques de la Turquie.
Pour M. Erdogan, il est crucial de comprendre le sens du “lobby des taux d’intérêt” ou faiz lobisi. Les médias occidentaux continuent de décrire le «lobby des taux d’intérêt» d’Erdogan comme étant simplement « obscurantiste » ou « mystérieux », surplombant les idées antisémites évidentes de tous les Turcs.
Beaucoup en Occident, ont supposé que quand Erdogan a accusé les protestations du Gezi Park de 2013 d’être manipulées par un «lobby des taux d’intérêt», il l’avait formulé comme un reproche aux banquiers. Cependant, pour un Turc, parler de « lobby de taux d’intérêt » rappelle la théorie du complot familier, disant que les Juifs, -comme Svante E. Cornell du Conseil de la politique étrangère américaine l’a interprétés,- contrôle les nations en entraînant « les pays vers des situations de crise économique, puis prêtent à leurs gouvernements de l’argent à un taux d’intérêt exorbitant. ».
En qualifiant Soros de« Juif hongrois » à l’origine des manifestations, ce que Erdogan a laissé entendre par un euphémisme, consiste à dire que « le lobby des taux d’intérêt » est enfin dévoilé. Une telle rhétorique combinée à un antisémitisme diffusé par l’État et retransmis par les médias pro-gouvernementaux, conduit à une montée en flèche de l’antisémitisme quotidien. Selon l’indice d’antisémitisme de la Ligue anti-diffamation, la Turquie se classe au 17e rang sur 102 pays, avec une incidence d’antisémitisme encore plus élevée que celle de l’Iran.
Tant que les analystes et les investisseurs occidentaux ne verront le ressentiment d’Erdogan à l’égard des taux d’intérêt, simplement que comme une erreur d’analyse, ils continueront à le méconnaître et, par extension, le comportement de la banque centrale turque. Alors que le président est un homme politique pragmatique, capable de faire des voltes-faces inattendues sur d’autres questions, ses préjugés profondément enracinés animent sa politique financière, qui ne devrait pas changer.
Jusqu’à ce que la santé de cette politique économique turque prévale, Erdogan continuera à percevoir et à présenter les dévaluations monétaires, les faillites et les renflouements potentiels du Fonds monétaire international comme un complot juif visant à saper sa vision de la Turquie. Chaque décision de hausse ou d’abaissement des taux d’intérêt sera influencée par la perception du président qu’il se soumet à la cabale juive ou à George Soros. Alors qu’il est confronté à des élections municipales difficiles l’année prochaine (2019), sa stratégie de campagne principale semble être de trouver des boucs émissaires pour expliquer sa mauvaise gestion économique. Cependant, en laissant son antisémitisme diriger son programme de politique économique, Erdogan peut lui-même provoquer le type de crise qu’il impute aux Juifs.
24 décembre 2018 | Police étrangère
Adaptation : Marc Brzustowski – www.jforum.fr