Rav Lionel Cohn : Pourim, ou la vraie signification de la matière

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Nos Sages (nous enseignent – en se fondant sur le verset de la Meguilath Esther (10,28) signalant que les « jours de Pourim ne seront jamais effacés du souvenir des Juifs ni de leurs descendants » – que même si toutes les fêtes devaient cesser d’être observées, à l’avenir, à l’époque messianique, même dans ce cas-là une fête subsisterait, et ce serait Pourim (Midrach Michlé Cho’har Tov, 9). Par ailleurs, à partir de l’affirmation de nos Maîtres, concernant toutes les fêtes, selon laquelle « la moitié doit être consacrée à D’, et l’autre moitié à la jouissance de l’homme », le Gaon de Vilna relève que Yom Kippour fait exception à ce principe puisqu’il est entièrement consacré à D’. Il fait alors remarquer que le pendant de Yom Kippour est Pourim (d’après l’interprétation bien connue de nos Sages Kipourim ke-Pourim : « Kippour comme Pourim » – Tikouné Zohar 57), qui est une fête entièrement consacrée aux jouissances matérielles. Et c’est ici que se pose une question fondamentale, qui doit éclairer un aspect essentiel de la Tora : pourquoi précisément la fête consacrée aux jouissances matérielles doit-elle être celle qui subsistera à l’époque messianique ?

La réponse à cette question jette une lueur sur le sens à donner à la Création.

Essayons d’abord de comprendre ce que signifie ce concept de « fête consacrée aux jouissances matérielles ». Cette idée est fondée sur l’injonction de nos Sages : « L’on est tenu de s’enivrer à Pourim, au point de confondre ‘Béni soit Mardochée’ et ‘Maudit soit Haman’. » Il apparaît, à partir de cette recommandation, qu’à Pourim, il est permis de dépasser les normes habituelles, dans le domaine de la jouissance – et cela est évidemment inclus dans la ‘avodath Hachem du Juif, « travail » plus difficile que celui de Yom Kippour, jour où il est recommandé de dépasser les normes habituelles, dans le domaine de l’ascèse. A partir de ces prémisses, il est clair que Pourim a une leçon particulière à nous transmettre. C’est cette leçon qu’il s’agit de dégager ici.

 

‘Amaleq, nous le savons, symbolise le mal, celui qui, parmi les Nations, n’accepte pas la possibilité de la spiritualité. Il se présente face au peuple d’Israël, à la veille de la promulgation de la Tora, car ce qu’il veut tenter, c’est d’empêcher que le peuple de D’ la reçoive. De ce fait, malgré la victoire sur ‘Amaleq, l’Ecriture ne mentionne qu’en abrégé le nom du Trône divin et le Nom divin, car – nous explique Rachi (Chemoth 17,16) – aussi longtemps qu’Amaleq subsiste, le Nom de D’ et de Son Trône ne peuvent être parfaits, ne peuvent être entiers. L’existence même d’Amaleq, du mal absolu, de la négativité, est en opposition à la manifestation de la divinité, dans Sa perfection, dans Sa splendeur. Ce n’est que le jour où les Nations reconnaîtront que « D’ est un, et que Son Nom est un » que sera consommée la disparition finale d’Amaleq, car la négativité, le refus de la spiritualité disparaîtront alors, puisque aussi bien le Règne de D’ sur terre sera reconnu par toute l’humanité. Que signifie donc la disparition d’Amaleq, dans cette perspective ? ‘Amaleq étant le mal, comme on l’a vu, il représente ce qui, dans la matière, dans la nature, nie D’, cache D’. Le triomphe final sur ‘Amaleq, c’est donc l’élimination de l’aspect négatif de la matière. En quoi la matière est-elle donc négative ? En ce qu’elle cache le Créateur. Dans la mesure où la matière est « transparente », reflète le Créateur, dans la mesure où le MOI ne s’insinue plus à l’intérieur du créé, dans la mesure où les tentations physiques sont dominées, à ce moment-là, ‘Amaleq est vaincu. C’est alors que peut être entrevue la finalité de la Création, qui est de découvrir le Créateur au-delà de ce qui, apparemment, Le cache. Ici se situe la fête de Pourim : le triomphe sur la matière, non pas par sa suppression, mais par sa domination. Il ne s’agit pas de nier l’existence de la matière, puisque aussi bien c’est le Créateur qui l’a créée, mais d’en évacuer les aspects négatifs. Voilà le sens de l’histoire d’Esther et, par voie de conséquence, des mitsvoth de Pourim. L’histoire d’Esther, d’abord, se situe en pleine obscurité – le nom même d’Esther, de par sa signification déjà, implique un élément « caché » – ; mais au-delà de nom même du personnage, c’est toute l’histoire qui pourrait, apparemment, être lue comme une suite de séquences naturelles, se rattachant les unes aux autres sans rapport évident. Quel lien, pour un observateur superficiel, entre le repas donné par Assuérus auquel ont participé les Juifs, la faute de Vachti, la révolte des officiers du roi, la montée au pouvoir de Haman, et l’insomnie d’Assuérus ? Nul miracle surnaturel, nulle motion apparente de D’, dont le Nom n’apparaît pas une fois dans la Meguila ; nous sommes dans la nuit, mais pour qui sait lire « entre les lignes », « au-delà du phénomène apparent », les faits parlent d’eux-mêmes. La présence et le rôle de la Providence sont évidents, à chaque pas, à chaque instant, et c’est ici la victoire sur ‘Amaleq, sur le « hasard de la matière ». L’histoire peut rester obscure, et apparaître comme une suite de « hasards », d’accidents » : c’est ce que voudrait ‘Amaleq qui a attaqué Israel dans le désert « en te prenant par hasard » (traduction du texte karekha ba-dérekh), en voulant lui imposer de ne pas reconnaître une intervention du Tout-Puissant. La défaite d’Amaleq, c’est lorsque l’on découvre – au sein même de la matière, lorsque les faits se déroulent tout à fait naturellement – la présence de la Providence ; à ce moment-là, comme on l’a dit plus haut, la matière n’est plus obscure, elle est transparente, puisque l’intervention divine est comprise immédiatement. A ce moment-là, le but de l’Histoire est atteint : révélation de la gloire divine derrière le créé.

Cela est, de plus, traduit au niveau des mitsvoth de Pourim. Nos Sages expliquent que l’on ne dit pas le Hallel – texte de louanges et de reconnaissance au Créateur – à Pourim, car, disent-ils, la lecture de la Meguila est en elle-même une louange à D’ (kriata, zou hilloula). On ne saurait mieux signifier que les faits parlent d’eux-mêmes : il suffit de raconter l’histoire sans commentaire, sans allusion à aucun miracle évident, et c’est là la plus grande louange au Créateur, de découvrir Son action dans le « naturel ». On pourrait imaginer le dessin d’un caricaturiste avec comme seule légende : « Sans commentaire. » Quoi de plus parlant ? Quoi de plus convaincant que cette absence de commentaires. Les autres mitsvoth de Pourim – elles aussi « matérielles », comme la lecture de la Meguila – qui sont les dons aux pauvres, les cadeaux aux amis et surtout le repas de Pourim, s’inscrivent dans la même ligne : ces mitsvoth impliquent une satisfaction matérielle, une jouissance physique, mais toute dirigée au service de D’, et, là aussi, nous avons le triomphe sur les forces du mal. L’animalité de l’homme se vide, à Pourim, de toute matérialité, et la matière, sans être niée, est orientée vers le Créateur. L’élévation du matériel, sa sanctification implique que la création entière témoigne de la vérité du Créateur et de Sa Tora. Alors, alors seulement, le trône et le Nom de D’ pourront être « complets », « parfaits ». Nous comprenons mieux maintenant pourquoi il faut s’enivrer à ce point, à Pourim, et pourquoi cette fête est la seule qui subsistera à l’ère messianique. C’est seulement à cette époque que la Création parviendra à sa finalité, à savoir l’élimination définitive de l’écran qui, dans la nature, nous aura caché le Créateur. Et l’ivresse n’est nullement une exagération, dans cette optique, mais simplement l’utilisation, au service du Tout-Puissant, d’une force qui nous permet de pénétrer le mystère de la matière après en avoir évacué la négativité. « Le vin entre, disent nos Sages, le mystère sort », en se fondant sur l’analogie « numérique » des deux mots : « mystère » et « vin » (sod et yayin).

 

Dans une très belle parabole, le rav Yits’haq Hutner nous présente l’aventure de deux personnages errant la nuit, dans l’obscurité. Le premier, ne pouvant rien voir et n’ayant aucun moyen de s’éclairer, tâte les lieux, les objets et les personnes. Il acquiert ainsi une connaissance, insuffisante certes, mais solide cependant de ce qu’il aura tâté. Le second personnage a trouvé dans la nuit une bougie et des allumettes, et a pu donc éclairer les lieux. Il détient ainsi une connaissance générale, mais dépourvue de tous les détails que le premier personnage a pu obtenir. Le matin venu, l’avantage du premier sur le second devient évident : il possède à la fois un aperçu général des lieux et des gens, puisqu’il fait jour, et, en cela, il devient semblable au second, mais il a en plus cet avantage de connaître les détails qu’il a tâtés dans l’obscurité. Par cette image, le rav Hutner met en lumière la signification de Pourim. Dans l’histoire d’Esther, l’intervention divine est moins claire, assurément, que dans la sortie d’Égypte. Il faut tâter pour découvrir les miracles derrière la nature, derrière les phénomènes naturels, derrière l’obscurité ambiante. La lumière, que dégagent les miracles, est ici absente, mais, à l’avenir, « quand le matin sera venu », quand le Messie sera arrivé, tout sera clair, et le mérite d’avoir découvert D’ dans l’obscurité, d’avoir triomphé du mal qui est dans la matière, d’avoir su – malgré les difficultés – vaincre ‘Amaleq, fera que cette fête, qui donne au Royaume de D’ toute Sa Gloire, qui éclaire la Présence du Créateur dans la Création, cette fête sera le symbole même de l’avènement messianique, de la Gueoula.

 

Cet article a été écrit le’ilouï nechama de ma mère, Madame Margot Cohn ע »ה, dont la vie entière aura été une illustration de la volonté de découvrir l’intervention de la Providence au-delà des phénomènes naturels.

 

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