Les prophéties de l’organisation terroriste ne se sont pas réalisées, mais cela ne risque pas pour autant de décourager ses combattants.
Dans une épouvantable vidéo publiée en novembre 2014 et montrant la décapitation d’un humanitaire américain, Peter Kassig, avec seize soldats syriens, le bourreau «Jihadi John» fixe la caméra et proclame:
«Nous voilà en train de brûler le premier croisé américain à Dabiq et nous attendons impatiemment l’arrivée du reste de vos troupes».
L’évocation de Dabiq n’est pas anodine: selon la propagande apocalyptique de Daech, cette ville syrienne assez quelconque devrait être le lieu d’une confrontation avec «Rome», les envahisseurs chrétiens du Moyen-Orient, prélude à la conquête de Constantinople et du jour du Jugement dernier.
Le magazine en anglais de Daech porte aussi le nom de la ville, capturée à l’été 2014 pour être lourdement fortifiée, malgré son peu d’intérêt stratégique. Après de brefs combats contre les forces rebelles soutenues par la Turquie, la Dabiq de l’État islamique est tombée en octobre 2016. Le Jugement dernier attend toujours son heure.
Une propagande apocalyptique mise à mal
Daech a su se distinguer de ses prédécesseurs terroristes par son incroyable cruauté, sa volonté de contrôler et d’administrer des territoires et par la grandiloquence eschatologique de sa propagande. Les soldats de Daech ne se battent pas seulement pour purifier le monde musulman des infidèles, triompher des puissances occidentales ou même échafauder un «État». Ils sont persuadés que le retour du califat annoncera une ultime bataille et signera la fin des temps. Un message qui aura été essentiel à la machine de recrutement de l’organisation islamiste. Comme le disait une recrue au Wall Street Journal en 2014, ces histoires de prophétie «marchent toujours» du feu de D’.
Reste que ces derniers temps, les choses n’ont pas vraiment marché comme prévu. Après Dabiq, Daech a perdu Mossoul – la ville irakienne où son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, s’était auto-proclamé calife en 2014 – mais aussi la grande majorité du territoire que l’organisation avait pu conquérir. L’effondrement du califat pose problème à ses propagandistes. Sauf que Daech est loin d’être le premier mouvement à devoir s’adapter à la capilotade de sa prophétie apocalyptique. Et ce que laissent entendre les exemples passés, c’est que cela ne sonnera pas forcément la fin du monde pour l’EI.
Des prophéties exhumées du Moyen-Âge
Comme l’écrit Will McCants, chercheur de la Brookings Institution, dans son livre The ISIS Apocalypse, bon nombre des prédictions apocalyptiques de Daech reprennent des prophéties attribuées à Mahomet et rassemblées au Moyen-Âge. Certaines de ces prophéties ont connu un regain de popularité – et pas seulement auprès des partisans de l’EI – après les insurrections déclenchées par la Seconde guerre du Golfe et le Printemps arabe.
L’une d’entre elle prédit que le califat originel, établi à l’époque des héritiers immédiats de Mahomet, finira par disparaître pour être remplacé par une «monarchie tyrannique», elle-même suivie d’un «califat conforme à la méthode prophétique». L’établissement de ce nouveau califat a été proclamé par l’EI à Mossoul en 2014, sous l’égide de Baghdadi. Selon la prophétie, après l’établissement du véritable califat, le prophète «gardera le silence». Ce que certains musulmans sunnites interprètent comme la fin du monde.
Une autre prophétie estime qu’al-Cham, l’ancien nom de la région où se trouve la Syrie actuelle, sera un «lieu de rassemblement» le jour du Jugement dernier. Une autre annonce que «L’heure ne viendra pas avant que les Romains ne soient arrivés à al-A’maq ou Dabiq». Cette dernière aura suscité beaucoup d’enthousiasme chez les soldats de Daech avec l’entrée des Américains – épigones contemporains de Rome – sur le théâtre des opérations syrien. Après la victoire à Dabiq, la prophétie dit que les disciples du prophète seront les «conquérants de Constantinople», puis de Rome.
Quand la fin du monde expire
Aujourd’hui, cette conquête victorieuse semble avoir été repoussée aux calendes.
«Il est intéressant de constater qu’ils n’ont pas vraiment su appréhender les deux principaux revers de leur propagande apocalyptique», nous explique McCants. «Le premier est la perte de Dabiq, lieu certain d’une bataille homérique selon eux. L’autre est l’imminent effondrement du califat, censé ressusciter le califat originel, concrétisant en lui-même la prophétie».
Un problème qui n’est pas forcément insurmontable. Dans une étude désormais classique menée au milieu des années 1950, le psychologue Leon Festinger et ses collègues montraient que lorsque des mouvements apocalyptiques ou messianiques dépassaient la date de péremption prévue par leurs croyances, leurs fidèles étaient loin d’être dégoûtés par leur cause et, en réalité, gagnaient en dévotion. Une analyse fondée sur l’observation d’une secte persuadée que des petits hommes verts provoqueraient la fin du monde en 1954. Les extra-terrestres et la fin du monde ne sont pas venus mais, comme le montre Festinger, les membres de la secte n’ont pas cessé de croire à leur prophétie – au contraire, leurs croyances ont été renforcées.
«Spiritualiser» la prophétie plutôt que d’admettre son échec
Les sectes et les associations de barjos ne sont pas les seules à devoir s’adapter à l’échec de leurs prophéties. Parfois, ces coteries deviennent de réels mouvements de masse. L’Église adventiste du septième jour, aujourd’hui l’une des chapelles chrétiennes les plus importantes au monde, est une émanation du mouvement millénariste qui avait prédit la seconde venue du Christ en 1844.
«Si les gens ont investi leur gagne-pain, leur réputation, leur temps ou leur argent à une cause, si la cause échoue, ils ne vont pas dire “OK, rideau, on a bien rigolé”», explique Jon R. Stone, professeur de religion à l’université d’État de Californie à Long Beach et spécialiste des prophéties ratées. «Ils vont au contraire réagir en cherchant à convaincre d’autres gens de la véracité effective de leurs croyances».
Selon Stone, l’une des techniques courantes consiste à «spiritualiser» la prophétie, en disant que la prophétie «s’est réalisée, mais sur un plan spirituel». L’exemple parfait du phénomène nous est donné par Harold Camping, prédicateur évangéliste et prophète de la fin des temps, qui avait prédit un tremblement de terre mondial pour le 20 mai 2011. Ensuite, il ne s’était pas dédit, mais avait au contraire soutenu la véracité de son présage en affirmant que l’humanité avait «tremblé de peur» à l’idée du ravissement.
Un difficile chemin vers la sortie
Alexandra Stein, auteure et chercheuse spécialisée dans les sectes et les mouvement totalitaires – après avoir elle-même été membre de «l’Organisation», un groupuscule politique extrémiste de Minneapolis –, estime que le facteur crucial de l’adhésion sectaire réside dans le fait de pouvoir trouver ou non d’autres individus susceptibles d’abolir vos doutes. «Même si ce que vous voyez de vos propres yeux est contradictoire avec vos croyances, tout le système vous dit que vous avez la berlue», déclare-t-elle.
En outre, Stein fait remarquer qu’être membre d’une organisation faillie vous marque au fer rouge, ce qui rend d’autant plus difficile le chemin vers la sortie.
«C’est l’enfer de vous échapper d’un truc comme ça, de dire que je me suis trompée pendant dix ans et que j’ai été profondément manipulée. Ça ne vous rapporte aucun point», précise-t-elle. «Comment dire que vous avez gâché votre vie et que vous l’avez offerte à un psychopathe? Surtout si vous avez commis des choses atroces».
Une dynamique qui s’applique tout particulièrement aux combattants étrangers de Daech, la cible privilégiée des prophéties apocalyptiques de l’organisation terroriste. Ils ont passé des années au service d’une structure internationalement honnie et s’ils rentrent chez eux, ils seront probablement arrêtés ou, à tout le moins, ostracisés et regardés d’un très sale œil pendant très longtemps.
Stone souligne aussi que dans bien des cas, les adhérents de mouvements prophétiques ne croient «pas tant à la prophétie qu’à la source de la prophétie». Il semble en effet que beaucoup de combattants de Daech, si ce n’est la grande majorité, sont toujours sincèrement attachés à la cause.
«Dès 2014», détaille Fawaz Gerges, expert des mouvements djihadistes affilié à la London School of Economics, «vous voyez que Daech galvanise ses troupes, qui luttent jusqu’au dernier homme dans chaque village, chaque quartier, chaque ville. Nous n’avons quasiment aucun exemple de capitulation. Il nous faut dès lors réfléchir à la puissance de l’idéologie».
Rome, une prophétie «plus sûre» pour Daech
Reste que la propagande de l’EI, notamment en ce qui concerne le recrutement, va probablement muter.
Daech est déjà en train de passer d’un projet étatique conséquent, en Irak et en Syrie, à des ambitions plus mesurées et circonscrites au Yémen, en Égypte ou encore en Afghanistan. Et encourage aussi ses adeptes à mener des attentats sur le sol occidental.
«Depuis plus d’un an maintenant, l’EI prépare ses partisans et ses sympathisants à cette idée: que le démantèlement du califat ne signifie pas la fin du rêve, la fin de l’utopie», précise Gerges.
Et quant à la prophétie apocalyptique, Dabiq le magazine n’a rien sorti depuis la chute de la ville éponyme. Daech s’est concentré sur une autre publication, plus légère en pages et en théologie: le magazine anglophone Rumiyah. Soit Rome en arabe.
Rome est «une prophétie plus sûre pour eux», explique McCants. «Il avaient réussi à prendre Dabiq et ils se sont fait botter les fesses. Si vous dites “On va s’emparer de Rome, soyez patients”, cela vous laisse beaucoup plus de temps. Mais la chose risque d’être moins enthousiasmante que les prophéties plus viscérales autour de Dabiq et du califat».
McCants fait aussi remarquer que le nombre de recrues étrangères de l’EI au Moyen-Orient a chuté de manière très significative. Si les efforts des services de sécurité y sont pour quelque chose, il est aussi possible que la propagande du groupe ne soit plus aussi puissante qu’auparavant, maintenant que la réalité a durement contredit ses prophéties.
D’un autre côté, s’il ne cherche plus à construire un véritable État, Daech n’a pas non plus besoin d’autant de soldats qu’avant sur le terrain irako-syrien et des événements récents prouvent que sa propagande demeure des plus létales.
Après les attentats de Barcelone et de Cambrils, Daech allait publier sa première vidéo en espagnol, avertissant de nouvelles attaques et proclamant que «le jihad n’a pas de frontières».
«Nous espérons qu’Allah accepte le sacrifice de nos frères à Barcelone. Notre guerre avec vous continuera jusqu’à la fin du monde», dit l’islamiste dans la vidéo. Visiblement, l’apocalypse de Daech n’a pas été annulée, juste retardée.