Une fois n’est pas coutume, nous publions ici une critique d’un film sur la Shoah, due à la plume d’un intellectuel français. Ce document revêt une importance capitale quant à la compréhension des courants de pensée actuels.
Le Fils de Saul (en hongrois : Saul fia) est un film dramatique hongrois coécrit et réalisé par László Nemes, sorti en 2015. Il est sélectionné en compétition au Festival de Cannes 2015 où il remporte le Grand prix. Il est également sélectionné pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère à la 88e cérémonie des Oscars qui aura lieu en 2016.
Le film de Lazlo Némès a pour sujet la vie des Sonderkommandos d’Auschwitz (le K4, l’un des deux crématoires du « bois de bouleaux »), en fin septembre/début octobre 1944, lors de la révolte du Sonderkommando du K4, moment également où des photos ont été prises depuis l’intérieur du crématoire (cf. « Images malgré tout », Georges Didi-Huberman, Minuit 2003).
Documentaire et fiction
Le film « raconte une histoire », passage obligé par la fiction dès que l’on sort du genre documentaire proprement dit. Le personnage principal, juif, découvre son fils mort dans un gazage (en fait, il a été achevé par un Allemand après y avoir survécu1). Il veut absolument l’enterrer, et cherche pour cela un rabbin parmi la foule des déportés menés à la mort. Cette quête lui fait involontairement mettre en danger la révolte du Kommando (le 4 octobre 1944).
Une histoire, ce n’est pas l’Histoire. On raconte des histoires aux enfants, on étudie l’Histoire.
A une certaine époque on appelait cela un docu-fiction. L’usage de ce terme signale bien une gêne, une confusion au regard d’un mode d’expression en lui-même menteur : on ne veut pas dire qu’il s’agit fondamentalement d’une fiction basée sur des faits réels, ce qui n’a rien à voir avec un documentaire. Il y a des tas de films « basés sur des faits réels » ! Lorsque je travaillais à l’INA (Institut National de l’Audiovisuel), à la fin des années 70, l’un des thèmes de nos études portait sur ce qu’on appelait alors le cinéma du réel. A partir de la célèbre phrase de J. L. Godard, « Ceci n’est pas une image juste, c’est juste une image », nous réfléchissions au rapport entre la représentation et le réel, aux distorsions du réel nécessairement engendrées par la représentation, par l’image.
Les choix du réalisateur – narratifs, esthétiques, techniques – constituent autant d’opérateurs de la distorsion, et dès lors, l’idée même de « documentaire » pour ce genre de film constitue un mensonge2.
La représentation de la Shoah
J’ai hésité avant d’aller voir ce film car je reste attaché à l’idée, défendue en son temps par Lanzmann, de l’impossibilité absolue de représenter la Shoah, en particulier dans son étape finale (les camps d’extermination). Je me suis décidé après avoir lu que Lanzmann soutenait ce film, alors qu’il s’est toujours, et à juste titre, opposé violemment à d’autres, comme « La liste de Schindler » ou « La vie est belle ». Après avoir vu ce film, je ne comprends pas pourquoi Lanzmann a abandonné sa position, qui s’est donc avérée relative. Lui-même avait mis en scène, avec « Shoah », la seule façon possible de parler de cet événement : aucune archive, aucune reconstitution, seulement la parole de ceux qui l’ont approchée au plus près (c’était 40 ans après), dite dans les lieux où elle s’est déroulée. Tout cela sans aucun effet émotionnel, ce qui permettait, quoiqu’on pense par ailleurs de la « philosophie » de Lanzmann à ce sujet, de laisser ouverte la question du sens.
En vérité, le film de Némès constitue l’accomplissement logique de l’approche fictionnelle de la Shoah : une fiction qui se donne comme un « presque documentaire ». Une fiction qui voudrait se cacher comme fiction pour placer, par la médiation de la caméra, le spectateur en position d’empathie active avec Saul. Le personnage principal du film, au fond, ce n’est pas Saul, mais la caméra du réalisateur qui tente de faire oublier sa propre présence. Justesse du titre d’un article sur le film : « Auschwitz comme si vous y étiez». Médiateur menteur.
Cette question de la représentation de la Shoah serait trop longue à traiter ici en quelques lignes. Elle a fait l’objet de nombreux ouvrages. Pour aller au plus synthétique, je dirais ceci : l’événement de la Shoah touche au plus près à ce qu’il en est du réel de la civilisation européenne dans son rapport au nom Juif ; tout discours et toute représentation qui recouvre ce réel est, de fait, complice de l’événement. Lanzmann est celui qui est allé le plus loin dans la tentative de parler en vérité de la Shoah tout en restant dans le champ de la représentation. Il pointe le trou noir (comme les trous noirs dans l’espace disent la vérité de l’Univers) sans jamais pouvoir accéder à leur lumière. Le film de Lanzmann est celui d’un Juif qui devine l’horizon dans lequel la Shoah prend sens, l’horizon de la Tora, mais qui, parce que Juif moderne, s’arrête en route.
L’émotion convoquée
La fiction ferme ce que le film de Lanzmann laissait ouvert. « Le fils de Saul » est très bien documenté ; il n’y a pas « d’erreur historique », jusque dans la reconstitution de la vie du Sonderkommando dans le K4 et dans le récit des événements qui ont accompagné la révolte du 4 octobre. Cependant, la fiction en appelle nécessairement aux émotions, même si Némès joue sur le registre minimaliste : la caméra subjective, la bande-son réaliste, les dialogues épurés, le visage inexpressif du personnage. Le spectateur est convoqué au tribunal des émotions ; il est enjoint d’éprouver les émotions vers lesquelles le film fait signe au moment où ces signes apparaissent (les cris, les cadavres des gazés, la violence des kapos et des nazis, le fils mort, etc.).
Il faut donc poser cette question : après avoir vu ce film, qu’aura appris le spectateur qui ne sait rien, ou pas grand-chose, de la Shoah ? Que c’était « horrible », « inhumain », et tout ce fatras de bons sentiments qui nous oblige à la posture compassionnelle. Eventuellement, le spectateur versera une larme en sortant, s’il a le cœur sensible, puis il ira finir la soirée au restaurant. The show must go on. Il faut relire les premières pages de « Etre Juif », de Benny Lévy, où il pose la Shoah comme apocalypse, au sens fort du terme : dévoilement, révélation – mise à nu du réel –, en terminant par ces mots : « Le Juif n’est pas créé pour faire de la littérature, mais pour étudier. »
De quel fils s’agit-il ?
J’ai lu pas mal d’articles sur ce film, mais pas tous. Il semble que personne n’a vu l’allégorie qui soutient la fiction : Saul (du nom du premier roi d’Israël, qui n’avait pas mérité de l’être) veut enterrer « son fils ». Puis à la fin, quand les évadés se reposent dans une grange après qu’il ait perdu dans la rivière3 le corps de ce rejeton énigmatique4, apparaît de ce jeune garçon, à qui il sourit, et qui se révèle être celui qui a dénoncé aux nazis la présence des évadés (avec un petit effet de suspense hollywoodien). Pourquoi Saul sourit-il à cet adolescent ? Voit-il en lui le relais de son fils, le relais de la filiation ?
Que le fils de Saul soit ou non son fils biologique n’importe guère. C’est le fils d’Israël, qui doit être enterré conformément à la loi juive, pour faire mentir les nazis qui ne se contentent pas de tuer mais brûlent et font disparaître les cendres (les restes d’Israël). La scène où le rabbin surnommé « Renégat » veut aller mourir avec les cendres jetées dans la rivière (la Vistule) est de ce point de vue tout à fait symbolique : ce rabbin représente l’anti-Saul, qui ne voit d’autre issue que de disparaître avec les restes de son peuple.
Quant à l’adolescent polonais de la fin, il n’est pas le fils de Saul revenu, mais le dénonciateur qui incarne la génération post-nazie : celle qui ne met pas à mort les Juifs, mais qui se montre complice de leur disparition.
Aveuglement de Saul ?
Les rabbins dans la Shoah
Les rabbins constituent une figure importante du film. Ils forment des personnages fantomatiques, ballotés, silencieux. Le seul qui parle ne parvient à prononcer que les premiers mots du qadish (Yitgadal veyitqadach), puis il s’arrête, comme si ces paroles n’avaient plus aucun sens pour lui.
Quand au rabbin « renégat », il refuse d’aider Saul à enterrer son fils. Il préfère se suicider « dignement » – diront les humanistes – en rejoignant encore vivant les cendres de son peuple.
Entre les rabbins évanescents et l’adolescent polonais que Saul prend pour son fils, on est bien ici dans une vision terminale de l’existence d’Israël : il n’y a plus rien à faire, tout est fini. L’épisode de la révolte du Sonderkommando confirme cette vision : filmée comme une banale scène de guerre dans une série télévisée, il n’est pas possible d’y croire. On sent bien là l’épuisement de la fiction, de la mise en scène cinématographique. Némès voudrait nous présenter la révolte comme le signe d’un réveil, d’un relais – mais comment y songer ? Par ailleurs, la fuite dans le bois de bouleaux est une fuite hors de soi. Némès rejoint la position de Lanzmann, persuadé que les révoltes de Sobibor (« Sobibor, 14 oct. 1943, 16 h », Cahiers du Cinéma 2001) et du ghetto de Varsovie sont annonciatrices de la rédemption d’Israël par l’Etat et Tsahal.
A son évasion, il faut définitivement et totalement opposer la lecture de « Célébrations dans la tourmente » (Verdier 1993) et de « La Torah dans les ténèbres » (Rabbi Oshry, Albin Michel 2011), qui restituent la parole de ces rabbins qui n’étaient pas « renégats » et n’avaient pas oublié le qadich. Pour les Juifs de la Shoah, il y eut bien deux façons de ne pas aller aux chambres à gaz « comme des moutons à l’abattoir » : en prenant les armes dans un geste illusoire et désespéré, ou bien en observant les mitswoth jusque dans le trou noir. La voie des révoltés du K4, et la voie de Saul.
Changement d’époque
Un article paru dans Le Monde (8 janvier 2015) sous le titre « La fin du débat sur la représentation de la Shoah » (Nathalie Skowronek) en dit long sur ce que la postmodernité fait et va faire de cet événement5: circulez, il n’y a rien à voir !
Regardez plutôt du côté du conflit israélo-palestinien (l’auteur trouve le moyen de parler de Netanyahou dans un article sur le film de Némès !).
On lit bien dans ce texte avec quelle jouissance cette universitaire constate l’achèvement de la banalisation totale de la Shoah, que « Le fils de Saul » signe en faisant entrer la caméra à l’intérieur même des crématoires : « La Shoah, privée de ses témoins martyrs, est en train de tomber dans le domaine public », dit-elle. Et encore ceci, qui annonce la sortie sur Netanyahou : « La Shoah s’est diluée (ou est en train de se diluer) dans un ensemble plus vaste où règnent d’autres considérations et nécessités mémorielles6 ».
Avec quelle délectation elle renvoie les rares personnes qui ont tenté de penser la Shoah au statut de vieux croûtons dépassés par l’époque, comme les radoteurs de 14-18 :
« Pour les anciens, les gardiens du temple, ces glissements successifs sont comme l’effondrement d’un monde. Une perte de repères. Un coup de vieux. Que faire quand se détache la branche sur laquelle on repose ? »
On appréciera le traitement que l’écrivaine postmoderne, fière de son souci pour « l’actualité » qui balaie les vieilleries, réserve à ceux qui ont pris l’événement de la Shoah comme un symptôme de l’humanité moderne.
Certes la banalisation de la Shoah, forme commune et soft du négationnisme, ne date pas d’aujourd’hui.
L’opération fut entreprise de façon massive dès la fin de la guerre, avec le soutien actif de la « communauté internationale » (cf. le procès de Nuremberg et le soi-disant « crime contre l’humanité ») et d’une part importante des Juifs modernes. Pourtant, le témoignage in vivo des survivants fonctionnait encore comme limite infranchissable à la récupération idéologique et compassionnelle – ce que Lanzmann avait très bien vu7. Nathalie Skowronek, et avec elle la majorité des progressistes qui partagent son point de vue, a bien perçu la nouveauté postmoderne : la disparition des « témoins martyrs » est contemporaine de la disqualification des « gardiens du temple »8.
Le champ est libre pour acter la seconde mort des gazés et brûlés.
Par Yéshayahou Baboulin