Dans son dernier ouvrage, L’Urgence laïque (Michalon, 2017), Laurence Marchand-Taillade, présidente fondatrice de l’Observatoire de la laïcité du Val d’Oise et de l’association Forces laïques, démontre avec détermination les dangers réels du retour du religieux dans l’espace public, l’éducation, au sein des administrations et des entreprises d’utilité publique. Alors que le mot même de laïcité s’use à force de figurer dans tous les programmes politiques, pour souvent susciter une adhésion de façade, son principe se voit régulièrement bafoué. Une situation paradoxale dans une France où la majorité de la population se dit non-croyante. Retour sur la question avec l’auteur.
Paulina Dalmayer. Qu’est-ce que la laïcité, en dehors de sa définition juridique ? On la confond souvent avec une forme d’athéisme militant…
Laurence Marchand-Taillade1 Les Français comprennent mal ce concept. La laïcité ne date pas de 1905 mais existe depuis bien plus longtemps. Elle désigne le fait de séparer le spirituel du temporel. L’exemple de la confusion entre la laïcité et l’athéisme a été encore récemment donné par Marine Le Pen, quand la candidate du FN a affirmé que si on avait la laïcité, on n’aurait pas de problème avec le burkini. Elle se trompe. Ce que Marine Le Pen veut imposer en postulant d’étendre la loi de 2004 à l’ensemble de l’espace public, c’est l’athéisme d’Etat. La laïcité autorise la liberté d’expression de sa croyance, donc le fait de porter une kippa ou un voile dans la rue. Par contre, il existe un encadrement dans la fonction publique, à l’école, qui vise à faire respecter la neutralité de la République.
D’après les données que vous rapportez dans votre livre, 80% des Français estiment que la laïcité est menacée dans leur pays. D’où vient ce sentiment d’après vous ?
Il est intéressant de noter qu’il s’agit d’un sondage réalisé en décembre 2015, donc juste avant Charlie Hebdo. Déjà à ce moment-là, il y avait une tension palpable dans la société. Depuis 2014, les Français ont eu le sentiment qu’il se passe quelque chose de l’ordre de la revendication communautaire et identitaire, qui allait à l’encontre de la citoyenneté. En 2016 c’est le pape Benoit XVI qui, au contraire, a estimé dans une interview à La Croix que la France est trop laïque. Le reflet de cette opinion se retrouve dans les néologismes tels que «laïcardisme» ou «islamophobie», devenus le fer de lance de certaines communautés de croyants. La laïcité ne s’adjective pas. Elle existe, c’est tout. De surcroît, en France c’est un principe juridique, très bien cadré et qui pourrait s’appliquer à toutes les religions si on voulait faire un effort. Concernant l’« islamophobie », il s’agit clairement d’une arnaque intellectuelle. D’ailleurs, que veut dire « islamophobie », sinon « peur de l’islam » ? Or il semble légitime d’avoir aujourd’hui peur de l’islam avec ce qui se passe, non pas qu’en France mais partout dans le monde, y compris dans les pays musulmans. De fait, l’«islamophobie » est une opinion et non pas un délit comme le voudrait le CCIF. Sinon on admettrait qu’il y a un délit de blasphème en France et qu’on n’a pas le droit de critiquer l’islam. Pour revenir sur le propos du pape, ce qui semblait le déranger, c’est de ne pas pouvoir entrer dans le domaine de l’Etat et dans le domaine public. En septembre dernier on a eu une délégation de proches de victimes de l’attentat de Nice, qui a été reçu par Benoit XVI. Puis, en novembre, 260 élus de la région Rhône-Alpes ont été guidés par le cardinal Barbarin au Vatican alors que l’objet de la visite était de discuter sur la façon de gérer les affaires publiques. Or ce n’est pas le rôle du pape !
Le Vatican est un Etat avec lequel la France entretient des relations diplomatiques…
Reste que Barbarin est un homme d’Eglise et que le Vatican n’est pas n’importe quel Etat, mais un support territorial du Saint-Siège, donc d’une entité spirituelle, représentant la curie romaine et le pape. Le pape ne peut pas être considéré comme un chef d’Etat ordinaire.
Nicolas Sarkozy, que vous qualifiez de fossoyeur de la loi de 1905, aurait-il incité au détricotage de la laïcité, en prononçant son discours sur la « laïcité ouverte » en 2007 ?
Le phénomène est bien plus ancien. Je le situerais dans les années 80. avec le retrait du projet de loi Savary, qui envisageait de supprimer le financement de l’éducation privée. Puisque à l’époque plus de 80% des établissements privés étaient catholiques, on a eu affaire à une très forte opposition de cette communauté qui a gagné. C’est pour la première fois qu’on a renoncé au principe de la laïcité en France, en plus sous un gouvernement de gauche. Les musulmans ont vite compris qu’eux aussi ont quelque chose à y gagner. Durant cette période ils ont commencé à venir massivement en France et, très rapidement, à radicaliser les jeunes, qui appartenaient à la deuxième génération d’immigrés. Ce sont ces jeunes qui ont ensuite reproché à leur parents de ne pas être de bons musulmans, car beaucoup d’entre-eux ont réellement observé la laïcité de façon très respectueuse et pratiquaient un islam plus spirituel. Leurs enfants pratiquent un islam politique et très souvent violent.
La gauche a-t-elle déserté le combat pour la laïcité au profit de la droite ?
Plutôt de l’extrême droite. C’est-à-dire, dès lors que le terme de laïcité devient présent dans le discours d’extrême droite, il se transforme en sujet sensible, voire dangereux, et il faut l’éviter. La gauche aurait dû, au contraire, garder ses positions. D’autant plus que Marine Le Pen trahit la laïcité.
Vous consacrez un chapitre entier à « l’imposture laïque » du FN, en vous appuyant notamment sur les liens évidents entre Marine Le Pen et Marion Maréchal Le Pen…
En effet, il y a peut-être un double jeu de la part de Marine Le Pen qui portera officiellement une parole très sociale, avec les valeurs nationalistes et laïques. Mais, de l’autre côté, il y a Marion Maréchal Le Pen qui mobilise les identitaires catholiques. Puisque Marine Le Pen a réussi à renvoyer son père du FN, pourquoi garde-t-elle sa nièce ?
Une éventuelle victoire de Marine Le Pen aux élections présidentielles serait-elle synonyme d’une inflexion particulière de la laïcité favorisant l’intégrisme catholique ?
C’est le risque. Il suffit d’étudier le programme du FN pour s’apercevoir de sa curieuse évolution. Dans les années 2007 et 2012, Marine Le Pen proposait de supprimer le remboursement de l’avortement. En 2017, elle nous dit qu’elle est d’accord pour le maintenir. On peut se demander quelle est la raison de cette évolution. L’influence de Florian Philippot ? Ou peut-être l’étude des statistiques qui montreraient que la suppression du remboursement de l’IVG n’aurait pas permis à Marine Le Pen de gagner ? On pourrait reprocher à la droite comme à la gauche de ne pas avoir fait ce qu’elles ont promis. Mais que se passera-t-il si Marine Le Pen faisait en 2017, ce qu’elle a promis en 2012 ? Les femmes qui n’auront pas les moyens, se feront avorter dans les arrière-cuisines au péril de leurs vies.
Dans votre livre, vous renvoyez dos à dos Civitas et les Frères musulmans. Le danger qui vient de ces deux mouvances intégristes serait-il réellement le même ?
Civitas a démontré par le passé pouvoir mener des actions violentes. Concernant les Frères musulmans, ils opèrent à travers une stratégie de conquête par la politique et par le sabre. Mais l’objectif des deux est le même – établir le royaume de D’ sur Terre. Si les Frères musulmans devaient choisir de travailler avec quelqu’un, ils choisiraient Civitas et non pas Fillon ou Macron. Les musulmans, dont Terra Nova nous a dit qu’ils sont de gauche, ont voté massivement pour la droite lors des élections municipales de 2014 pour faire payer à la gauche le Mariage pour Tous. Quand on est dans l’intégrisme en tant que musulman ou en tant que catholique, on retrouve forcément les mêmes valeurs, notamment celle de la famille.
Ne vous est-il pas reproché d’être une intégriste laïque ? Comme lorsque vous vous attaquez à la présence des crèches dans certaines mairies… Qu’on le veuille ou non, le christianisme est une religion historique en France. On ne travaille pas le jour de Noël ou à Pâques.
La laïcité n’est pas une religion. La suppression des crèches de tous les établissements publics répond à un article de la loi de 1905. A la place, on peut mettre un sapin ou des santons de Provence, évitant ainsi la représentation de la nativité. A l’origine, Noël était une fête païenne des lumières. Les catholiques ont choisi cette date pour faire plus facilement adhérer les païens à leur croyance. De fait, on peut fêter Noël et être athée. Concernant les dates des vacances qui correspondent aux dates des fêtes religieuses catholiques, il y a un vrai problème en France. Nous n’avons pas osé aller jusqu’au bout de la rupture. Pourtant on a sécularisé ces jours fériés puisque c’était ceux qu’on a le plus fêtés au moment du vote de la loi de 1905. Mais il y a eu une évolution en France et aujourd’hui nous sommes entre 60 et 70% des Français qui se disent athées ou agnostiques. La solution que je propose serait de supprimer les cinq jours de fêtes religieuses inscrits au calendrier et offrir à la place aux salariés cinq jours payés de congé. Ce seraient des jours opposables, c’est-à-dire qu’on ne demanderait pas aux salariés pourquoi ils les posent mais on ne pourrait pas le refuser. De la sorte toutes les confessions pourraient prendre leurs jours de congé de façon juste. Sinon nous avons affaire à une discrimination, car il y a des administrations publiques qui distribuent en décembre les calendriers des fêtes religieuses et accordent sur déclaration des jours libres aux personnes qui se disent d’une autre religion que le catholicisme. Les athées, les agnostiques ou les catholiques ont moins de jours de congé que les personnes d’autres confessions.
Dans votre livre, vous évoquez l’existence de 120 mosquées salafistes en France. Pourquoi n’ont-elles pas été fermées ?
C’est le chiffre qui m’a été communiqué par Bernard Cazeneuve quand il était ministre de l’Intérieur. Il y a en effet un grave problème dans la mesure où à peine huit imams de ces mosquées ont été renvoyés chez eux et vingt mosquées fermées. Certains disent que les renseignements généraux souhaitent les garder ouvertes afin de surveiller les individus qui les fréquentent. Sauf qu’on sait ce qui se passe dans ces mosquées, sans que personne n’intervienne ni ne s’en inquiète.
L’expression « territoires perdus de la République » a fait une belle carrière, mais à la lecture de votre livre, on se demande s’il ne s’agit pas davantage de « territoires délégués »… Vous le démontrez en analysant la situation dans l’éducation nationale.
Il y a encore des départements en France où il n’y pas d’écoles publiques mais il y a des écoles privées. La région Centre a été la première à ouvrir son budget pour les lycées aux lycées privés, principalement catholiques, sans augmenter le budget global. Du coup, c’est le budget des lycées publics qui va diminuer !
Il ne manque pas pour autant de parents musulmans qui inscrivent leurs enfants dans des écoles catholiques privées afin de les préserver de l’influence de l’islam radical, lequel sévit dans certains établissements publics…
Parce que le travail n’est pas fait correctement dans ces établissements. Ce n’est pas la faute des enseignants qui alertent de ce qui se passe. Mais on leur dit, « pas de vagues ! ». Et quand on voit ce qui se passe à la tête de l’Etat, on ne s’en étonne pas. Benoit Hamon en tant que ministre de l’Education a reçu des mères voilées pour leur dire qu’elles ont la légitimité de faire l’accompagnement scolaire. Décidément il n’a pas compris que la laïcité étant interne à l’école, elle est aussi externe dès lors qu’il s’agit d’un principe pédagogique.
Vous allez jusqu’à dire que le problème des accompagnatrices voilées constitue un véritable enjeu pour la diffusion du radicalisme islamique. Pourquoi ?
Avec Jules Ferry, on a repris les écoles aux congrégations religieuses et on a créé les écoles laïques. Ensuite il y a eu les aménagements de la loi Falloux, qui ont accordé des libertés aux écoles privées. Petit à petit, on a renoncé à l’émancipation de l’individu par l’école. A Argenteuil, vous avez carrément une association de parents d’élèves qui s’est emparée du dossier des mères voilées pour les défendre, cela au point où les mères non-voilées étaient découragées à accompagner les enfants. Sauf que, dans l’accompagnement, il se passe des choses bizarres comme quand on dit à des enfants de sept ans qu’ils ne peuvent pas manger leur sandwich au jambon parce que c’est dangereux. On accepte donc qu’il y ait du prosélytisme dans les écoles. Et c’est avec la bénédiction de la ministre Najat Vallaud-Belkacem ! Lors des Etats généraux de la banlieue à Argenteuil le 4 mars dernier, elle a tout de même approuvé le port du voile pendant les accompagnements. Pourtant, on sait qu’il y a le problème de l’islam politique dans cette commune et qu’il y existe une mosquée salafiste qui peut accueillir 3000 fidèles, parmi lesquels les femmes. J’aimerais bien que Vallaud-Belkacem passe une semaine à Argenteuil ou à Sevran pour voir à quoi y ressemble la vie quotidienne des femmes non-voilées.
Lequel des candidats à la présidentielle dispose du programme qui s’intéresse réellement à la laïcité et à sa protection ?
Aucun. Si on voulait protéger la laïcité, on inscrirait la loi de 1905 dans la Constitution, ce dont François Hollande avait fait la promesse. Le PS a voté contre. Aucun des candidats ne souhaite non plus consolider réellement le principe de la laïcité dans l’éducation. Aucun n’a proposé d’abroger le Concordat. En revanche, Fillon et Macron ont fait des propositions valables afin de lutter contre l’islamisme en France. Le leader d’En marche voudrait en plus la fermeture des mosquées salafistes, liquider toutes les associations qui véhiculent les valeurs politiques de l’islam. Dupont-Agnan a également des idées intéressantes sur cette question.
Source http://www.causeur.fr/marchand-taillade-laicite-islam-eglise-43430.html