« En 39-45, j’ai été travailleur forcé. L’Autriche refuse toujours de l’admettre »

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Déporté puis travailleur forcé pendant la Seconde Guerre mondiale, Léon Klein se bat depuis 22 ans pour que l’Autriche reconnaisse son statut et l’indemnise en conséquence. A 92 ans, le temps joue contre lui, mais il ne lâchera rien.

Léon Klein est un rescapé de la Shoah. Déporté à l’âge de 14 ans, puis contraint au travail forcé en Autriche jusqu’en 1945, ce Français d’origine polonaise a été brisé par le régime nazi. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il a cherché à se reconstruire, fait semblant d’oublier, au point de ne jamais évoquer son douloureux passé à ses proches.

Avec le temps, le chagrin s’est mué en colère. Soumis aux travaux forcés pendant près de dix mois en Autriche, pourquoi n’a-t-il jamais bénéficié de la moindre indemnisation ? C’est la question qu’il pose depuis près de 22 ans à l’état autrichien et aux usines concernées. « Il ne faut pas créer de précédent », « selon la loi, dix mois de travaux forcés, c’est insuffisant », voici les réponses qu’il a obtenues. Pour Léon Klein, le montant de l’indemnisation importe peu. Tout ce qu’il espère, c’est que l’Autriche reconnaisse son statut de victime.

Aujourd’hui, à 92 ans, il n’a plus rien à perdre. Ses souvenirs et sa parole sont les seules armes dont il dispose. Il témoigne :

« Je suis né en Pologne, en Galicie, à Tarnów, le 11 janvier 1926. Pourtant, officieusement, je suis né en 1925. Pourquoi ? Parce qu’au moment de ma déportation en 1939, je n’avais que 14 ans. Trop jeune, j’ai souvent été obligé de me vieillir dès que je devais décliner mon âge et mon statut. Si on avait connu mon véritable âge, j’aurai été directement envoyé en camp d’extermination. C’était la seule façon de passer entre les mailles du filet, ma seule chance de survivre.

Mes premiers souvenirs de la Seconde Guerre mondialeremontent au 1er septembre 1939, quand l’armée allemande est entrée à Tarnów. Après ce jour-là, je ne suis plus jamais retourné à l’école. J’ai perdu mon regard candide sur le monde.

Au départ, les soldats n’étaient pas particulièrement hostiles à la communauté juive, mais quelques semaines plus tard, quand les lois antijuives ont été officialisées, j’ai vu des appartements dévalisés par la Wehrmacht et les soldats autrichiens.

Sauvé par un papier de carbone

Après avoir recensé l’ensemble des juifs, l’armée allemande a créé le service du travail forcé obligatoire. Tous les juifs de plus de 14 ans devaient se présenter aux bureaux de placement. Je n’avais pas l’âge requis, c’est pourquoi je leur ai transmis mes bulletins scolaires en mentant sur mon âge.

C’est ainsi qu’en 1940, j’ai été conduit au camp de travail de Pustków, l’un des sites près de Tarnów où stationnait une partie de la garnison de l’armée allemande, pour participer à la construction de leur camp. Là-bas, j’ai été affecté à l’élagage. Chaque jour, je devais ramasser et trier les branches d’arbres.

C’est un morceau de papier carbone bleu que j’avais dérobé qui m’a sauvé la vie. Un matin, je me suis frotté le visage avec ce bout de papier pour faire que croire que je m’étais blessé. J’ai eu le soutien de mes compagnons d’infortune. Au moment de l’appel, j’ai été conduit à l’infirmerie où les médecins et infirmiers, prisonniers comme moi, ont réalisé un rapport sans même m’ausculter. Grâce à eux, j’ai été reconduit à Tarnow où j’ai retrouvé ma famille.

Trois ans dans le ghetto de Tarnów

De 1940 à 1943, j’ai vécu dans le ghetto de Tarnów. Très vite, nous avons trouvé refuge dans l’atelier d’orthopédie de mon père, un espace où nous vivions à 12, entassés comme des sardines. Au début, on nous interdisait de circuler sur certains trottoirs, puis dans certaines rues. Notre souricière se réduisait comme peau de chagrin.

En 1941, mon père a été pris à partie par un groupe de soldats autrichiens saouls. Il a été battu à mort et est décédé des suites de ses blessures quelques jours plus tard. Le 5 juin 1942, la première rafle a eu lieu. Ce jour-là, 8.000 juifs de Tarnów ont été fusillés, 12.000 ont été déportés et assassinés au camp d’extermination de Belzec. Parmi eux, mon frère et ma sœur.

Moi, je me suis réfugié dans le faux-plafond de l’atelier de mon père. J’y suis resté près de 36 heures. De ma cachette, grâce aux interstices du mur, j’ai assisté au massacre de dizaines de civils, fusillés par l’armée allemande et la police autrichienne.

Ma mère et moi étions les seuls rescapés de toute notre famille, mais le 2 septembre 1943, elle aussi a été emportée. Ma famille, mon enfance, les nazis m’ont tout pris. Je me suis retrouvé seul.

 

Corvéable à merci

Quelques jours plus tard, les rares rescapés du ghetto ont été de nouveau regroupés : la Gestapo cherchait de la main d’œuvre pour faire tourner les usines de Plaszów. Je devais partir de ce lieu alors je me suis porté volontaire leur faisant croire que j’étais ouvrier métallurgiste.

C’est ainsi que j’ai été conduit au camp de Plaszów, près de Cracovie, pour travailler dans les usines de trois patrons autrichiens : Schindler, Madritsch et Titsch. Moi, j’ai été affecté à l’usine de Raimund Titsch où je confectionnais des chaussures pour l’armée.

C’est aussi là-bas que j’ai été tatoué – même si j’ai effacé ce souvenir de ma mémoire – sur le bras gauche avec les initiales « KL » pour Kommando Lager qui signifie « camp de travail ». Corvéable à merci, je suis redevenu un travailleur forcé.

Nous devions nettoyer les charniers et ramasser les vêtements pour effacer toutes les traces.

De nos baraquements, je me souviens surtout de l’odeur nauséabonde. La veille de notre arrivée, les Allemands avaient assassiné et jeté dans la fosse commune 2.000 prisonniers russes. Les massacres étaient fréquents. A chaque fois, nous devions nettoyer les charniers et ramasser les vêtements pour effacer toutes les traces.

Cet endroit était sous le commandement d’Amon Göth, un alcoolique surnommé le « boucher d’Hitler », qui avait le pouvoir de vie et de mort sur nous tous. Il était capable des pires abominations. Il lui arrivait de lancer ses deux molosses sur un prisonnier après les avoir affamés pendant plusieurs jours. Toujours muni de sa mitraillette, il tirait régulièrement du haut de sa villa sur des prisonniers juste pour le plaisir.

25 coups de bâtons pour un clou mal mis 

Je suis resté environ un an à Plaszów. J’y ai travaillé comme un acharné, même les dimanches, car en restant dans les baraquements, je m’exposais à des violences gratuites des SS. Une équipe travaillait de nuit, l’autre de jour, ce qui permettait à l’usine de tourner 24 heures sur 24.

J’ai appris sur le tas le métier de cordonnier. Ma tâche : mettre des clous dans les semelles. Au moindre impair, c’était l’ensemble de la tablée qui recevait 25 coups de bâtons.

Le 6 août 1944, tout bascula. L’armée soviétique avançait très vite en Pologne et j’ai été transféré à Mauthausen, un camp d’extermination et de travail. Si j’ai pu partir, c’est parce que j’étais considéré comme un ouvrier spécialisé, qualifié et que Raimund Titsch avait fait en sorte de « sauver », à l’instar d’Oskar Schindler, les personnes les plus performantes.

Du trajet, je me souviens de la chaleur accablante. Nous étions entassés comme du bétail sans le moindre ravitaillement, mourant de soif. Après quatre jours de voyage, nous avons fini par atteindre Mauthausen. Notre première tâche a été de déblayer les centaines de cadavres qui jonchaient le parterre du train.

Deux semaines en enfer

Je ne suis resté que deux semaines à Mauthausen en Autriche, mais elles sont restées gravées dans ma mémoire. Il y avait cet immense portail surmonté d’un aigle et d’une croix nazie sur lequel il y avait une inscription : « Le travail rend libre ». Le comble du cynisme quand on sait que cet endroit était aussi un camp d’extermination.

Cerclé de barbelé et de miradors, ce lieu ressemblait à une forteresse imprenable. Il y avait un four crématoire d’où sortait une odeur âcre de chair brûlée. Le camp était situé près d’une carrière de granit. Les prisonniers étaient divisés en deux groupes : il y avait ceux qui devaient extraire la pierre, et ceux qui portaient les blocs de 50 kg en montant un terrible escalier de 186 marches, l’escalier de la mort.

Photo prise au camp d’extermination de Mauthausen situé en Autriche
(AP/SIPA)

Dès mon arrivée, j’ai pris conscience que ce camp ne ressemblait à aucun autre. J’étais en enfer.

Mon bloc était situé entre le cimetière, la butte aux fusillés et le crématorium. Avec mes compagnons, nous avons attendu une semaine avant que les SS ne décident de nous affecter à des tâches. Quand ils sont venus, ils étaient accompagnés par des patrons autrichiens venus « faire leur marché ». Sur leur liste, ils recherchaient un ouvrier spécialisé dans le métal… Sans réfléchir, j’ai levé la main.

Le lendemain, nous avons été convoqués sur la place principale où nous avons été divisés en deux groupes. Sur l’estrade, j’ai été rasé par un officier qui m’a demandé ma spécialité et mon âge. J’ai répondu que j’avais 20 ans et que je travaillais dans le métal. Il m’a donné un matricule – le n°86.740 –  et un bracelet. Je me suis retrouvé dans le groupe des travailleurs, les autres ont été amenés dans les chambres à gaz.

16 heures de travail par jour

C’est ainsi que le 21 août, je me suis retrouvé dans un convoi en direction de Saint-Valentin et plus particulièrement à Nibelungenwerk, un vaste complexe sidérurgique d’où sortaient des chars et des tanks pour le compte des sociétés Steyr-Daimler-Puchlag et Porsche. A la différence des autres camps, je me retrouvais alors dans un camp de travail autrichien alors que j’étais Polonais.

Léon Klein en 1943. (DR)

Nous, déportés, étions mélangés à des ouvriers civils. Là-bas, il y avait une véritable hiérarchie. A la fin de 1944, on dénombrait près de 1480 déportés, mais la main d’œuvre globale était d’environ 10.000 hommes (« OKH Toy Factory: The Nibelungenwerk : Tank Production in St. Valentin » de Michael Winninger, Muller History Facts, 2012).

Bien qu’ils ne bénéficient d’aucune compensation financière, les prisonniers devaient participer à la production et les cadences étaient bien plus soutenues que pour les salariés. Eux bénéficiaient d’un traitement faveur, alors que nous étions exploités comme des esclaves, des zombies.

Chaque journée débutait aux alentours de 6 heures du matin pour s’achever environ quinze heures plus tard. Mon poste consistait à perforer les roues des tanks. J’étais sous les surveillances de soldats autrichiens.

Un jour, j’ai fait une erreur dans la mesure des perforations… Mon chef est entré dans une rage folle, m’a accusé d’être un saboteur. A l’heure du déjeuner, il m’a convoqué pour que je le regarde manger et m’a jeté un morceau de lard à terre. Malgré les interdits de ma religion, j’ai tendu ma main pour le ramasser. Le soldat l’a piétinée.

Je me rappelle aussi des visites de complaisance de certaines organisations humanitaires. Après chaque inspection,  on distribuait des bonbons aux prisonniers, mais quand ils se retrouvaient face à un juif, reconnaissable à sa tenue, on nous répondait :

« Non pas toi. »

Je me souviens de la faim

Parfois, nous avions le droit à une « douche ». Nus, nous nous retrouvions parfois à cinq sous le même pommeau et l’eau qui s’y écoulait était tantôt chaude, tantôt glacée pour le plus grand plaisir de geôliers. Mouillés et nus, nous rejoignions nos baraquements.

De cette période, je me souviens essentiellement de la faim. Elle me tiraillait les entrailles et je ne pensais qu’à ça. Au départ, nous avions le droit à du pain et une soupe claire, essentiellement composée de pomme de terre et de rutabagas, mais à partir de 1945, nous ne mangions plus que des épluchures et des orties.

Il m’arrivait de récupérer des cigarettes. Elles étaient une monnaie d’échange. Pour un morceau de pain, il fallait compter entre 2 et 5 clopes. Au fil des mois, les rations se sont réduites et les morts de malnutrition, maladie ou épuisement se sont multipliés.

A la libération, je pesais 28 kilos

Il y avait un homme en particulier, notre chef de baraquement. Un certain Max. Jamais je n’ai croisé d’homme aussi cruel. Il nous empêchait de dormir, nous sollicitait à toute heure du jour ou de la nuit. Un jour, épuisé, j’ai fait une courte pause en m’abreuvant d’un café qui n’en avait que le nom. Max s’est emparé d’une louche, m’a assené d’un coup sur le crâne. J’en garde encore une cicatrice. Le soir venu, alors que j’étais aux toilettes, Max s’en est de nouveau pris à moi. Il m’a tabassé. Je ne dois mon salut que parce qu’il a été appelé d’urgence.

J’ai été soigné par un codétenu. Là encore, j’ai compris que ma seule chance de survivre était de limiter au maximum mes rencontres avec Max. C’est pourquoi, même blessé, je suis très vite retourné au travail.

Je n’étais plus qu’un mort-vivant.

Début avril, le bruit a commencé à courir que les Américains n’étaient plus bien loin. Le 15 avril 1945, face à cette rapide progression, il a donc été décidé de conduire l’ensemble des travailleurs forcés à Ebensee, à une centaine de kilomètres de Saint-Valentin.

Je n’étais plus qu’un mort-vivant. Blessé, épuisé, mourant de faim, j’essayais tant bien que mal de survivre. A peine étais-je arrivé à Ebensee que j’ai été conduit à l’infirmerie. Je pesais 28 kilos. Pour moi, la prochaine étape était le four crématoire.

Le 3 ou 4 mai, à notre grande surprise, nous n’avons pas été réveillés pour l’appel. En sortant de nos baraquements, les SS avaient quitté les lieux, seuls quelques soldats autrichiens continuaient à faire leur ronde. Le 6 mai, les GI sont entrés dans le camp d’Ebensee : nous avons été le dernier camp à être libéré. Nous n’étions plus que 148 survivants.

Pendant 50 ans, j’ai fait semblant d’oublier

A la sortie de la guerre, j’avais 20 ans et je n’avais plus que la peau sur les os. J’ai dû réapprendre à marcher. Durant un an, je suis passé d’un hôpital à un autre.

Mes parents, ma famille, mes oncles et mes tantes… Ils sont tous morts dans les camps. La seule personne qu’il me restait peut-être était ma sœur, Frida, mais je ne connaissais pas son nom marital. Tout ce que je savais, c’était qu’elle s’était mariée en 1930 et qu’elle était partie vivre en France. Persuadé que je n’avais plus un seul espoir de retrouver quelqu’un de mon passé, je me suis laissé vivre.

Sans un sou, je faisais du marché noir en vendant des paquets de cigarettes. Finalement, c’est mon beau-frère, le mari de Frida, qui m’a retrouvé. Je les ai rejoints chez eux, à Bruay-en-Artois, en juin 1947.

Là-bas, j’ai entamé ma vie professionnelle, j’ai rencontré ma femme, j’ai eu un fils, j’ai été naturalisé français… J’ai vécu, j’ai fait semblant d’oublier.

Au début, j’ai préféré me murer dans le silence. J’avais perdu toute ma famille, que m’apporterait de remuer ce passé si douloureux ? Durant des années, je n’ai rien dit, ni à ma femme, ni à mon fils. J’ai commencé à briser le silence au milieu des années 1990, au moment de la sortie du film de Steven Spielberg « La liste de Schindler ». Mes souvenirs sont remontés à la surface et j’ai commencé à en parler à mes proches. Finalement, ce sont eux les dépositaires de mon passé.

A partir de ce moment-là, un sentiment d’injustice s’est immiscé en moi. Ma jeunesse avait été volée, ma famille anéantie, j’avais le droit de réclamer réparations.

10 mois, c’est insuffisant selon l’Autriche

En Allemagne, les déportés n’ont pas été suffisamment indemnisés, mais la pire réaction a été celle de l’Autriche qui a toujours refusé de faire le moindre geste à l’égard des survivants. Ce pays m’a aussi toujours refusé la moindre indemnisation. Pourtant, j’ai été exploité pendant près de 10 mois dans des camps autrichiens. Parce que je ne dispose pas d’un statut social, à la différence des travailleurs du Service du travail obligatoire en France, je n’ai le droit à absolument rien.

Je réclame une indemnité, même infime. Le montant n’a aucune importance, c’est la reconnaissance que je cherche. En premier lieu, je me suis adressé à l’ambassade, mais je n’ai pas obtenu de réponse. Alors, j’ai réitéré mes demandes jusqu’à ce qu’un jour un ambassadeur me regarde droit dans les yeux et me réponde :

« Votre demande est justifiée mais elle n’aboutira jamais car cela créerait un précédent en Autriche. »

L’état autrichien s’appuie sur la législation du travail : en deçà de 12 mois, on ne peut rien faire. Et qu’importe le décompte des heures de travail. En 2007, le ministre des finances de l’époque, Karl-Heinz Grasser (qui était le porte-parole du groupe Magna International, acquéreur de Steyr-Daimler-Puch), m’a répondu que la Shoah appartenait au passé et qu’ »on n’allait pas remonter au temps d’Attila ». L’Autriche est dans le déni total et permanent.

J’ai aussi contacté l’usine, qui se justifie qu’en 1944-45, ils étaient eux aussi sous le joug de l’occupation. Ce que j’ai du mal à saisir, c’est que ma force de travail a pourtant bel et bien été exploitée. L’indemnisation n’a pas d’importance, ce qui compte c’est qu’on reconnaisse mon statut de déporté, de travailleur forcé, de victime de guerre.

Aujourd’hui, j’ai 92 ans et je sais que le temps joue contre moi. Je ne suis qu’un particulier, certainement le seul survivant de Saint-Valentin, je ne fais pas le poids. Même s’il y a peu de chance pour que j’obtienne gain de cause, je n’aurais de cesse de les harceler. Je n’ai plus rien à perdre, je n’ai peur de rien.

Propos recueillis par Louise Auvitu – tempsreel.nouvelobs.com

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