En Europe occidentale le nombre des survivants juifs des camps de la mort de retour chez eux ne dépasse pas 15 000 personnes.[1] 5 450 juifs déportés sont revenus aux Pays-Bas.[2] 6 500 si l’on ajoute les Juifs qui se trouvent dans le camp hollandais de Westerbork.[3] 3 500 reviennent en France, 5 000 avec les 1 500 détenus de Drancy.[4] En Belgique le nombre de déportés revenus est de 1 335. Ce chiffre passe à 5 900 si l’on inclut les Juifs déportés ou internés en camps ou en prisons en Belgique, France et Hollande.[5] On aurait pensé qu’avec ces effectifs malheureusement très modestes, leurs pays d’origine auraient pu organiser un accueil à la hauteur des souffrances subies. Il n’en fut rien.
Dans les trois démocraties, les autorités ont refusé toute aide, toute considération particulière aux survivants juifs. A Amsterdam par exemple une organisation juive rapporte que « toutes les catégories (de rapatriés) sont traitées de la même façon. »[6] Il ne faut pas s’étonner de cette attitude alors qu’un dirigeant du gouvernement hollandais en exil à Londres a déclaré : « Nous ne sommes pas comme les nazis, nous ne faisons pas de différence entre les citoyens juifs et les citoyens non juifs. »[7]
Les Belges refusent tout avantage aux survivants juifs, car cela aurait signifié la reconnaissance de la « question juive », ce qui doit absolument être évité. Les Juifs ne doivent être distingués du reste de la société que par la religion.[8] En France la position de la loi du 8 août 1945 rend nulles et non avenues toutes les mesures discriminatoires à l’égard des Juifs. En conséquence, les autorités françaises répondent aux organisations juives qui demandent un traitement préférentiel : « Nous sortons de quatre années de racisme, ne soyez pas vous-mêmes racistes…. Le gouvernement français ne reconnaît aucun problème juif distinct. »[9] Il traite les déportés juifs de retour comme les autres. Et pourtant, paradoxe, des rescapés ont été enregistrés à plusieurs reprises avec la mention « Juif » sur leur carte de rapatriement à leur arrivée à Paris ou à Amsterdam.[10]
Et comment accepter l’ostracisme dont furent victimes certains survivants. Des Juifs allemands devenus apatrides après avoir quitté le Reich dans les années trente ont été déportés des Pays-Bas pendant l’occupation. En juin 1945, ils sont rapatriés de Bergen-Belsen. Les autorités hollandaises les emprisonnent comme Allemands avec des SS et des nationaux-socialistes hollandais dans le camp de Vilt, près de Maastrich.[11] En France, des Juifs étrangers sont arrêtés parce qu’ils ont de faux papiers datant du temps de leur clandestinité. Ils ont réussi à échapper à la Gestapo et sont, après la Libération, plusieurs à se retrouver au Camp de Drancy internés parmi des collaborateurs.[12] A la Libération du camp de transit juif de Westerbork en Hollande 896 Juifs s’y trouvent. Le 24 mai ils sont encore 300, le 7 juillet 120. Le processus de contrôle des autorités hollandaises est long, beaucoup trop long ![13]
Unanimes, les gouvernements considèrent que l’aide est du ressort des communautés juives nationales et de leurs organisations. Ce sont elles qui doivent prendre en charge les survivants juifs de retour, les autorités estimant qu’elles n’ont aucune responsabilité à cet égard au-delà de ce qu’elles font pour les autres déportés. Des communautés juives importantes ont survécu dans ces pays. Elles ont rapidement mis sur pied des organisations de secours. L’Aide aux Israélites victimes de la guerre en Belgique en octobre 1944. Le Jewish Coordination Committee aux Pays-Bas en janvier 1945.[14] En France le Comité juif d’action sociale et de reconstruction.[15]
A un mauvais accueil difficile à admettre s’ajoute une atmosphère antisémite insupportable. La lecture du journal démocrate-chrétien Het Volk daté du 30 avril 1946 en témoigne : « Il est incroyable combien d’étrangers vivent illégalement en Belgique en ce moment. …. Avant la guerre, 75 000 Juifs résidaient en Belgique et maintenant, malgré leur persécution par les Allemands, ils sont encore au moins 40 000 à 50 000…. Il faut espérer un large balai..»[16] Même un pays comme les Pays-Bas, connu avant la guerre pour la faiblesse de son antisémitisme, est atteint par ce cancer. En 1944 dans un rapport remis au gouvernement de Londres par une organisation de résistance, on peut lire : « Comme objectif le rétablissement d’une communauté juive est à la fois incorrect et indésirable…. Il n’y a pas de place pour une reconnaissance morale séparée. »[17] Une lettre publiée le 4 avril 1945 par Vrij Nederland reflète l’attitude d’une partie de la population hollandaise. Les Juifs « utilisent toute leur énergie et influence à s’entraider … le moment est venu de montrer que nous ne voulons pas être envahis à nouveau. »[18]
Au printemps 1945, un auteur hollandais écrit dans un livre : « Bien sûr le problème juif est une question brûlante, mais ceux qui cherchent une solution par la haine et l’envie ont rejeté l’amour chrétien… Bien sûr, le monde chrétien devra mener son combat contre l’hégémonie juive, mais cela sera une lutte selon ses propres principes. »[19] On reste confondu par de telles prises de position et ce ne sont pas les propos convenus du premier ministre Pieter Gerbrandy qui changeront les choses. Le 13 avril 1945 à Eindhoven, questionné sur sa position sur l’antisémitisme, il répond : « C’est inadmissible. Je ne peux comprendre que quelqu’un puisse être antisémite. Ce n’est pas chrétien, nos Juifs ont souffert de la manière la plus horrible. »[20] Au-delà de paroles lénifiantes, des chrétiens ont montré leur solidarité. « Au premier service qui se tint à la synagogue d’Amsterdam, en mai 1945, quatre cinquièmes des participants furent des non juifs qui vinrent pour exprimer leur sympathie pour leurs voisins juifs », pouvait-on lire dans l’American Jewish Yearbook.[21]
Les survivants ont espéré que le monde qui les a abandonnés aux bourreaux nazis allait assumer sa responsabilité. Ils n’ont eu droit qu’à la pitié. Ce qu’ils ont enduré méritait d’être reconnu. Ils ont recueilli l’indifférence. Les Juifs sont exclus de la reconnaissance nationale. Elle est réservée aux Résistants et aux politiques déportés et dans une moindre mesure aux prisonniers de guerre. Alain Finkieltkraut en donne la raison : « Les anciens membres de la résistance désiraient eux-mêmes se distinguer des survivants juifs. Ils soulignaient qu’ils avaient été déportés pour les actions qu’ils avaient menées et non pour ce qu’ils étaient. »[22] Ce sont eux que l’on a parfois appelés « les survivants passifs », oubliant les nombreux Juifs qui ont résisté.[23]
Le monde n’avait pas pris la mesure de la « catastrophe » subie par la communauté juive d’Europe. La « destruction des Juifs », telle qu’elle est comprise aujourd’hui avec les termes « génocide », « holocauste », « shoah », n’est apparue que des années plus tard. Il faut aussi attendre « l’inversion des mémoires qui sont passées de l’hégémonie des déportés résistants durant les premières décennies de l’après-guerre à l’attention prédominante pour les victimes juives lors des dernières décennies du XXème siècle. »[24]
En cette fin août 1945, la dimension de la Shoah n’est pas encore connue et les victimes sont le plus souvent ignorées. Les survivants de la Shoah sont 50 000 dans les camps de DP occidentaux et des centaines de mille dans l’Est de l’Europe. Ils vont pendant des années attendre « une délivrance définitive », oubliés par un monde qui les refuse, qui les exclut.
[1] Un peu plus de 10 000 en provenance des camps de concentration occidentaux.
[2] DWORK Deborah et VAN PELT, The Netherland, in WYMAN David Ed. The World Reacts to the Holocaust, The John Hopkins University Press, Baltimore et Londres, 1996. p. 55.
[3] MOORE, op. cit. p. 229.
[4] WEINBERG David, France, in WYMAN David Ed. The World Reacts to the Holocaust, The John Hopkins University Press, Baltimore et Londres, 1996. p. 15 KASPI, op. Cit. p. 383.
[5] CAESTECKER Frank, Belgium, in BANKIER David ed. The Jews are Coming Back: The Return of the Jews to their Country of Origin after WW II, Berhahn, New York, 2004. p.74.
[6] HONDIUS Dienke, Holocaust Survivors and Dutch Antisemitism, Praeger, Westport, 2003. p. 138. Rapport du 8 juin 1945 de l’organisation anglaise du Jewish Relief Unit.
[7] CHESNOFF Richard, Pack of Thieves : How Hitler and Europe Plundered the Jews and Committed the Greatest Theft in History, London- Phoenix, 2000. p. 96.
[8] CAESTECKER, op. Cit. p. 104.
[9] POZNANSKI Renée, France, in BANKIER David ed. The Jews are Coming Back: The Return of the Jews to their Country of Origin after WW II, Berhahn, New York, 2004. p. 45.
[10] LAGROU Pieter, The Legacy of Nazi Occupation in Western Europe. Patriotic Memories and National Recovery.1945-1965, Cambridge University Press, Cambridge Mass, 2000. p. 243.
[11] HONDIUS, op. cit. p. 113. Lagrou 2000, p. 243. En Belgique ces Juifs seront classés comme citoyens ennemis et en subissent le sort pendant de long mois. LAGROU in BANKIER 2004, p. 84 et 86.
[12] BAUER1989, op. cit. p. 32.
[13] MOORE, op. cit.p. 229.
[14] HONDIUS 2003, p. 39.
[15] WEINBERG, op. cit.17.
[16] CAESTECKER, op. cit. p. 98.
[17] HONDIUS, op. cit. p. 52.
[18] IBID, p. 96.
[19] LAGROU, op. cit. p. 244.
[20] HONDIUS, op. cit. p. 152.
[21] CONNY Kristel, Netherland, in BANKIER David ed. The Jews are Coming Back: The Return of the Jews to their Country of Origin after WW II, Berhahn, New York, 2004, p. 138. American Jewish Yearbook 1945/1946, p. 383.
[22] HONDIUS, op. cit. p. 124. Citant FINKELKRAUT, La mémoire vaine. Du crime contre l’humanité, Paris 1989, p. 36. LAGROU 2000, p. 214 cite la Fédération nationale des déportés et internés de la résistance : « Sans sous-estimer, même si peu que ce soit, le mérite des malheureux qui ont souffert… chacun mesurera la différence qui apparaît entre la fatalité dans l’épreuve et le risque librement encouru. C’est précisément de propos délibéré et dans un sentiment spontané d’abnégation que les volontaires de la résistance acceptèrent par avance toutes les conséquences de leurs actes. »
[23] HONDIUS, op. cit. p.126. L’expression est de l’historien belge Pieter Lagrou.
[24] LAGROU, op. cit. p. 240.
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