La fin d’une illusion. Israël et l’Occident après le 7 octobre

La fin d’une illusion. Israël et l’Occident après le 7 octobre

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À l’occasion de la parution de l’ouvrage « La fin d’une illusion. Israël et l’Occident après le 7 octobre », le Crif a posé trois questions à Bruno Karsenti.

Crédit photo : ©Alain Azria

Référence bibliographique : La fin d’une illusion. Israël et l’Occident après le 7 octobre, sous la direction de Bruno Karsenti (Éditions PUF, octobre 2024)

Le Crif : L’ouvrage collectif paru récemment sous votre direction est intitulé La fin d’une illusion. Israël et l’Occident après le 7 octobre. De quelle illusion, aujourd’hui perdue donc, nous sommes-nous nourris ?

Bruno Karsenti : Plusieurs illusions sont en fait imbriquées dans l’illusion première à laquelle le titre du livre fait référence. L’illusion première, c’est celle, du point de vue juif qu’on a privilégié, de l’impénétrabilité du refuge, de l’État-abri, non pas simplement face à l’invasion d’une armée – cela, Israël l’a connu au cours des guerres passées – mais face à des crimes antisémites, dont l’expérience canonique pour les Juifs est le pogrom, et dont la figure culminante est la Shoah. Cette représentation d’un point du monde qui serait celui de la neutralisation assurée du pogrom – même si ce point du monde s’est pratiquement toujours trouvé en état de guerre et de quasi-guerre, cette fonction de neutralisation lui restait essentielle – est ce que les Juifs du monde entier ont dû, avec le 7 Octobre, considérer comme une illusion. Certes, la sécurité a été rétablie. Mais la brèche s’est faite, et pour la conscience juive, c’est un événement de désillusion avec laquelle il faut désormais vivre. Ce qui lui est rendu particulièrement difficile du fait qu’une autre illusion a cédé : que dans le monde occidental, l’opinion prévale qu’Israël compte à ce titre d’abri, et mérite d’être défendu précisément pour cela. L’antisionisme a révélé toute sa force et sa puissance, non seulement dans le Sud global, mais dans certaines couches actives du Nord global. Là aussi, une illusion est tombée : la marginalité de l’antisionisme dans le monde occidental. Enfin, il y a une troisième illusion : que la question palestinienne puisse être mise sous le tapis, pour que soit garantie la survie d’Israël. Cette illusion, le gouvernement actuel s’efforce de la ranimer coûte que coûte, en se refusant à penser les conditions d’une autonomie politique palestinienne. Or le 7 Octobre a aussi montré que se contenter de la construction de la forteresse, doublée de la négation systématique de toute force palestinienne orientée vers la négociation et la paix, est une politique dépourvue de sens.

Le Crif : L’État d’Israël qui peinait déjà à se faire comprendre par une partie du monde occidental avant le 7 Octobre, est aujourd’hui encore plus mis à mal et il lui arrive la pire chose qui puisse arriver à un État : être accusé de commettre un génocide. Peut-on penser que pour une partie du monde et une large partie de l’opinion publique qui considérait que la Shoah légitimait Israël au moins sur le plan moral (à défaut que sa légitimation politique soit admise), l’accusation du crime absolu de génocide lève cette dernière digue, la digue morale et achève le processus en cours depuis des dizaines d’années de délégitimation de l’État d’Israël ?

Bruno Karsenti : L’accusation de génocide est évidemment d’une grande portée lorsqu’elle s’adresse à l’un des peuples qui l’a subi, et dont l’expérience propre a été précisément à l’origine de la formation de la catégorie. Ce qui est frappant, c’est que cette accusation ait surgi presque immédiatement, à peine l’armée israélienne avait-elle pénétré dans Gaza. Il s’est agi, si l’on peut dire (et pour autant que l’expression ait un sens), d’une accusation a priori. Entendons-nous bien. Dans toute guerre, et dans celle-ci comme dans n’importe quelle autre, le droit pénal international doit s’appliquer strictement. Sur le plan juridique, il n’est pas question de fuir les accusations, si graves et si visiblement guidées par une intention de délégitimation soient-elles. Ce qui se produit actuellement dans la guerre doit être examiné et jugé sans concession. Mais ce qui est tout aussi certain, c’est qu’imputer aux Juifs d’emblée, a priori, la volonté d’exterminer un autre peuple, cela répond chez les accusateurs à l’intense désir qu’on voie enfin les Juifs de cette manière. Or la question qu’il faut se poser est : pourquoi ? D’où vient donc ce besoin urgent, cet a priori, notamment dans une partie de l’opinion occidentale, qui consiste à reverser ce crime-là sur ceux qui, dans l’histoire du XXème, en furent les victimes éminentes ? La réponse est claire. La délégitimation d’Israël à travers l’accusation de génocide, en l’occurrence, c’est le geste par lequel l’Europe, et l’Occident avec elle, croient enfin pouvoir régler un problème qui les mine depuis soixante-quinze ans. Que, de la mémoire de la Shoah et des devoirs qu’elle implique dans la politique actuelle des États occidentaux, on puisse enfin se délester. Que la victime, devenue un acteur capable de se défendre et de parer lui-même à la répétition du crime, cesse de hanter l’Europe et l’Occident, et cesse de leur rappeler ce qu’ils se sont engagés à être après la Seconde Guerre mondiale.

Le Crif : Qu’aimeriez-vous dire à ceux qui sont tentés par une lecture obsidionale du monde ? Sommes-nous, Juifs, voués à la solitude ?

Bruno Karsenti : Non, nous ne sommes pas voués à la solitude. Non, nous ne sommes pas assaillis. Mais nous sommes à une croisée des chemins, où les forces se comptent de part et d’autre. Le 7 Octobre a été une déflagration dans le monde juif, mais aussi dans la conscience politique occidentale au sens large. Quelque chose a été rappelé, fortement, et ce qu’on a vu, c’est que les réactions se sont tout de suite polarisées, comme s’il s’agissait d’une clarification sur un enjeu existentiel resté jusque-là implicite, mais dont tout le monde savait ce qu’il recouvrait en réalité. Le monde a bifurqué. Et le diviseur se résume je crois en une alternative : le 7 Octobre a-t-il oui ou non manifesté une violence antisémite meurtrière ? Si vous répondez oui – et les Juifs n’ont pas du tout été seuls à répondre oui – alors vous devez enchaîner un raisonnement qui vous reconduit au sens d’une histoire qui continue, à laquelle vous tenez, où la lutte contre l’antisémitisme est centrale et où Israël figure comme une création justifiée et nécessaire. Création critiquable, fautive, devant être reprise en profondeur, avant tout au regard du destin tragique des Palestiniens, mais justifiée et nécessaire. Si vous répondez non, alors vous vous engagez dans une direction où un autre sens de l’histoire s’affirme. Un sens pour l’affirmation duquel Israël figure cette fois comme un obstacle à abattre. Le 7 Octobre a clivé les perspectives, mais il les a aussi précisées. Il a accéléré des évolutions idéologiques qui étaient déjà à l’œuvre (d’où ce que j’appelai l’accusation a priori de génocide). Mais au sein de ces évolutions, il a aussi obligé les esprits à être au clair sur eux-mêmes et sur ce qu’ils veulent. Et dans cet examen de conscience obligé, un espace s’est redéfini où Juifs et non-Juifs peuvent avancer ensemble pour recomposer une véritable politique progressiste, ici comme en Israël.

NDLR : Tout en empruntant un langage juste et équilibré, cette personne finit par retomber totalement dans les errances de la « concepsia » moderne de la plupart des Juifs ! Yichma’ël et Edom éprouvent envers les Juifs une haine sans fin, et elle ne finira qu’avec la venue du Machia’h, rien à rêver.

Bruno Karsenti est philosophe, Directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

 

 

– Les opinions exprimées dans les interviews n’engagent que leurs auteurs –

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