Du 11 septembre 2001 à Barcelone : retour sur 15 ans de djihadisme

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FIGAROVOX/ENTRETIEN – Depuis l’attentat du 11 septembre 2001 à New York, l’Occident a subi des attaques terroristes de plus en plus rapprochées, jusqu’à Barcelone il y a quelques jours. Retour sur le djihadisme du XXIème siècle avec Guillaume Bigot.


Guillaume Bigot, membre fondateur du Comité Orwell et directeur général de l’IPAG est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment La trahison des chefs (Fayard, 2013).


FIGAROVOX.- D’après vous, la vague de haine djihadiste va-t-elle retomber ou s’amplifier?

Guillaume BIGOT.- Une fois de plus, la foudre djihadiste s’est abattue.

Le temps n’est plus où les journalistes interrogeaient: la France peut-elle être touchée ou de nouveaux attentats peuvent-ils être évités? Les médias ont lentement digéré cette mauvaise nouvelle annoncée au lendemain du 11 septembre 2001: «nous sommes tous des Israéliens» en ce sens où le terrorisme islamique fait désormais partie de notre quotidien. Mais cela ne doit pas nous empêcher de nous interroger sur ce qui nous attend. Quelle sera la suite?

À l’échelle mondiale, en excluant les attentats islamistes perpétrés dans des pays en guerre (Liban, Algérie jusque dans les années 90 puis Irak, Syrie, Yémen, etc…), la progression géométrique de leur nombre et de celui de leurs victimes est frappante. Au cours des vingt années ayant précédé le 11 septembre, la terreur djihadiste avait tué moins de 800 personnes. Depuis le 11 septembre soit depuis 17 ans, nous approchons les 9000 morts. En France, entre 1981 et 2001, le terrorisme islamique avait fait près d’une trentaine de victimes, il en a fait plus de 300 depuis.

La vague de haine anti-occidentale qui s’est levée à la fin du vingtième siècle au sein du monde musulman (d’abord au sein de l’islam chiite avec la révolution khomeyniste puis sunnite, au lendemain de la première guerre du Golfe) a-t-elle atteint son climax et va-t-elle retomber, se stabiliser ou s’amplifier?

Cette interrogation emporte elle-même de nombreuses questions: et si les attentats devaient s’intensifier et se poursuivre pendant plusieurs décennies, quelles pourraient en être les conséquences sur la cohésion de nos sociétés? Enfin, quid de la situation particulière de la France?

L’explosion actuelle du terrorisme islamique est-elle liée à l’effondrement de Daech?

La pression militaire de plus en plus insoutenable subie par l’EI entraîne effectivement la multiplication d’actes qui semblent relever de la fuite en avant. Les attentats ou les tentatives quasi quotidiennes correspondraient ainsi au chant du cygne du djihadisme.

Commençons par tempérer cet optimisme en rappelant que si certaines attaques sont actionnées par le Califat, les terroristes de Barcelone, de Sibérie et de Nice ainsi que les auteurs de nombreuses tentatives déjouées depuis 2015 n’avaient jamais mis les pieds en Irak ou en Syrie.

Depuis deux ans, il est devenu quasiment impossible de se rendre au Levant, en tout cas depuis la France. Acculés, les djihadistes de l’EI restent mobilisés sur place. Il est pourtant inévitable que des survivants finissent par rentrer. Ce risque-là n’est pas encore réalisé. Tous les effets de la chute de Daech ne se sont pas encore fait sentir.

L’écroulement inéluctable de l’État islamique ne va-t-il pas finir par démoraliser voire délégitimer le projet djihadiste et ainsi sinon tarir, du moins freiner les vocations?

Hélas, il est peu probable qu’un tel scénario se réalise.

L’effondrement de l’État islamique est certain. Mais ce ne sera pas la première fois que des islamistes seront renversés. Les partisans de la révolution islamique sunnite ne sont presque jamais parvenus à accéder (Algérie 1991) ou à se maintenir au pouvoir, parfois en raison de leur incurie (Soudan 2000, Tunisie 2014) ou parce qu’un coup d’État (Égypte 2015) ou une intervention extérieure (Afghanistan 2002) les avait chassés. S’appuyant sur un État solide et fondant une partie de leur légitimité sur le nationalisme, seules deux Républiques islamistes ont su durer: la Turquie d’Erdogan et l’Iran des Mollahs. De leurs côtés, les pétromonarchies du Golfe tiennent grâce à un mélange de principe héréditaire, de clientélisme tribal, le tout garanti par la manne pétrolière et le parapluie militaire américain. Contrairement à l’EI, aucun de ces États n’appelle au djihad et n’entend bouleverser l’ordre mondial.

Le Califat au Levant est non seulement le pouvoir islamiste le plus féroce jamais installé mais aussi le plus pur, à la fois transnational (à cheval sur deux États), international (les combattants affluèrent des quatre coins du monde) et universaliste puisque désireux d’étendre ses frontières à la surface du globe. Cette révolution mondiale est restée un but délirant mais même l’objectif plus modeste d’établir l’islamisme dans un seul pays semble intenable. Aussi, la question de savoir si la disparition programmée de Daech n’est pas de nature à décourager le djihadisme se pose bel et bien.

Une fois l’EI détruit, gageons cependant que les moudjahidines ne raccrocheront pas la kalachnikov et que l’islamisme ne cessera pas pour autant de se propager. Après l’échec du plan sophistiqué conçu par Ben Laden consistant à enliser les Américains en Afghanistan (ce qui est arrivé) et à déclencher des soulèvements en sa faveur dans les pays musulmans (ce qui a échoué), l’islamisme est reparti de plus belle. En dépit du démantèlement d’Al Qaeda et de l’élimination de son chef charismatique, Daech a émergé. Daech détruit, la lutte revêtira de nouvelles formes. Le djihadisme a toujours su muter et devenir de plus en plus dangereux.

Comment expliquer une telle capacité de rebond?

La résilience de cette idéologie est notamment liée à sa dimension théologique. Dans l’idéologie djihadiste, comme dans l’Islam traditionnel, traverser des affres lorsque l’on combat pour Dieu est dans l’ordre des choses. Tribulations terrifiantes, échecs cuisants, défaites sanglantes sont prévues au programme. Tout cela est Mektoub, c’est écrit. Le djihadisme est un culte du martyr. À cet égard, gagner ou perdre la guerre du point de vue djihadiste ne saurait revêtir le même sens que pour nous. Pour eux, nous tuer et mourir pour Allah est déjà une victoire. Le but des djihadistes est d’abord religieux. Si nous perdons de vue qu’ils espèrent une place au paradis et pensent faire avancer la cause de Dieu en répandant notre sang, nous ne comprenons rien à nos ennemis. L’échelle temporelle sur laquelle se placent les djihadistes n’est pas la nôtre. Nous raisonnons en minutes twittées, ils agissent en millénaires. Nous vivons dans l’immédiateté, ils combattent au nom de l’éternité. À cette aune, la destruction militaire de Daech relève de l’épiphénomène.

La destruction de l’EI ne va donc pas arrêter les attentats et stopper la diffusion de cette idéologie mortifère?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de prendre un peu de recul et de considérer l’évolution du djihadisme au cours des trente dernières années. On distingue alors trois périodes. Avant l’émergence d’Al Qaeda qui date de l’année 1998 (avec les attentats de Dar-Es-Salam et de Nairobi), le terrorisme islamique correspondait en moyenne à un attentat par an et faisait une dizaine de morts. L’effet Al Qaeda va globalement multiplier par cinq le nombre d’attentats et par vingt le nombre de victimes. Tous ces actes ne seront pas le fait de l’organisation de Ben Laden mais la geste d’Al Qaeda a bel et bien enclenché une accélération du phénomène qui va survivre au démantèlement de cette organisation. Mettons de côté le «strike» du 11 septembre, les victimes du terrorisme islamique se compteront désormais en centaines chaque année. Le terrorisme islamique a franchi un palier. On ne redescendra plus en dessous de 200 morts et d’une dizaine d’attaques par an. Avec la montée en puissance de Daech, il y a dix fois plus d’attentats qu’à l’époque d’Al Qaeda et les victimes ne se comptent plus centaines mais par milliers. En 2015, une cinquantaine d’attentats tueront plus de 1500 personnes. En 2016, une centaine d’actes terroristes feront près de 2000 victimes. L’année 2017 n’est pas terminée et la barre des 115 attentats est déjà franchie avec près de 1800 morts. Comme dans le cas d’Al Qaeda, tous ces attentats n’ont pas été perpétrés par Daech, ni même directement inspirés par le Califat mais il y a bel et bien un effet Daech. Aussi, si le futur du djihad ressemble à son passé, on peut raisonnablement anticiper une montée en puissance des attaques jusqu’à l’écrasement complet de Daech. À ce moment-là, on va probablement observer une phase de stabilisation. On peut aussi facilement concevoir que le phénomène cliquet que l’on a observé avec Al Qaeda s’appliquera à l’après Daech, on ne reviendra pas en dessous d’un seuil que l’on peut estimer à une centaine d’attaques par an et à plus d’un millier de morts par an en moyenne. Dès lors qu’une nouvelle organisation surmédiatisée apparaîtra et que de nouveaux leaders feront surface, ce qui peut prendre plusieurs années, on risque de franchir un nouveau pallier et de passer à des milliers d’attentats et à des dizaines ou à des centaines de milliers de victimes.

Cette guerre est-elle sans fin?

Non. Mais pour se propager, le djihadisme a besoin d’une idéologie qui légitime la terreur mais aussi d’un terreau local favorisant le recrutement et de conflits pour les mobiliser. L’idéologie joue le rôle du carburant. Le terreau local fournit le comburant. La zone de guerre offre l’étincelle. La présence d’une structure et de chefs charismatiques est également importante pour diffuser la guerre sainte. Or, l’idéologie s’est diffusée à une trop grande échelle, les foyers de djihad se sont propagés dans de trop nombreux pays pour que l’on puisse circonscrire le mal avant plusieurs décennies.

Comment expliquer que les attentats nourrissent les attentats?

Il s’agit à l’évidence d’un phénomène mimétique. Les sadiques sont séduits, les masochistes aussi. Ceux qui sont déjà ralliés à la cause utilisent les attentats pour stigmatiser ces «mécréants» qui l’ont bien cherché ou qui sont si monstrueux qu’ils sont capables de fomenter des complots et de massacrer leurs populations pour discréditer le Prophète. Les conversions à l’Islam (dans toutes les mosquées de France, les certificats délivrés sont de plus en plus nombreux), notamment de jeunes se multiplient, les pratiques se durcissent (un Islam de plus en plus rigoriste a le vent en poupe), tout indique que nous assistons à une propagation rapide de la sous-culture islamiste.

Le formidable effet de souffle médiatique et psychologique planétaire des attentats exerce une séduction quasiment irrésistible sur certains esprits fragiles. C’est le syndrome Andy Warhol: disposer de son quart d’heure de notoriété globale. Les ressorts du succès de la téléréalité comme spectacle et comme symbole de réussite sociale ne sont pas sans lien avec les motivations des djihadistes. D’un côté, de jeunes ignares recherchent une notoriété facile et de l’autre, ils rencontrent une inextinguible soif de voyeurisme. Les technologies (portable, réseau social crypté, go pro ; etc.) permettent à cette idéologie de se diffuser plus rapidement et à moindre coût. L’exhibitionniste qui ouvrait sa gabardine à la sortie de l’école le fait désormais sur YouTube. La postmodernité numérique ne rend pas l’être humain plus pervers mais elle lui permet d’exprimer sa perversité sur une plus grande échelle. L’islamisme sur Internet est plus superficiel mais aussi plus violent et ses adeptes plus prompts à passer à l’acte. L’idéologie s’est ainsi diffusée, simplifiée et durcie.

L’affaiblissement des États nations aggrave-t-il le risque de propagation du djihad?

Il est certain que localement, l’affaiblissement des États et la démonétisation de l’idée nationale offrent un oxygène indispensable au djihadisme. Chez les Kurdes, par exemple, l’islamisme dispose d’une faible audience car le sentiment national est très puissant. Sans même tenir compte des coups de boutoirs du djihadisme, la globalisation financière, marchande et technologique affaibli chaque jour les solidarités nationales et clive les sociétés entre bénéficiaires et victimes de la mondialisation. L’islamisme se développe ainsi comme une seconde mondialisation, concurrente de la première, la mondialisation californienne. La seconde se nourrit des effets pervers et des excès de la première et prend son contre-pied absolu. Rusticité contre confort. Appartenance communautaire contre épanouissement individuel. Transcendance contre immanence. Loi contre transgression. Fanatisme contre tolérance. Exaltation du genre contre indifférenciation sexuelle. Passé contre futur. Courage contre technologie. Vie contre mort. Sacrifice contre épanouissement. Religion belliqueuse contre économie pacifique. Tout oppose les deux drapeaux noirs (celui de Daech et celui d’Apple), tout sauf l’utopie d’un monde sans frontière.

La cause d’Allah est universaliste et les moudjahidines inscrivent leur lutte dans un combat planétaire. Mais cela n’implique pas que leur djihad soit sans lien avec leur terre d’origine. L’un des invariants du djihad est d’ailleurs que le combattant qui lutte dans une zone de conflit retourne toujours ses armes contre son pays d’origine. Cette identité à laquelle il entend échapper lui colle aux semelles et en se dressant contre elle, il révèle qu’il n’est pas aussi apatride qu’il le pense. Le terrorisme islamique est toujours enraciné. Le djihadisme algérien est l’héritier des maquis du FLN. L’islamisme du nord Mali est lié à la rébellion des Touaregs. Boko Aram puise ses racines dans la détestation de tribus musulmanes du Nord pour les tribus chrétiennes du Sud. Les Talibans afghans sont principalement pachtouns. Le djihad pakistanais se nourrit de la cause cachemirie. Même le terrorisme islamiste franco-français a partie liée avec la diffusion d’une sous culture racaille-banlieue et d’une mentalité d’autodénigrement national dans un contexte d’une immigration postcoloniale mal maîtrisée.

Le terrorisme islamique a-t-il besoin de zones de conflit?

Absolument. Le carburant de l’idéologie islamiste et le comburant des terreaux locaux de recrutement ne suffisent pas. Pour que le djihad puisse flamber, il lui faut une source de chaleur. Ce troisième ingrédient, ce sont les guerres qui l’offrent. Tout en affaiblissant les structures étatiques, la lutte armée permet aux futurs terroristes de s’aguerrir et à la cause de disposer d’images et de martyrs. À cet égard, on a pu observer le rôle joué par les théâtres afghans, cachemiri, algérien, somalien, tchétchène, irakien, syrien, libyen et désormais malien, yéménite ; etc. Ces abcès de fixation sont doublement importants pour «chauffer» le djihad: moralement, ils offrent une cause tangible (quelque part des frères tuent et des frères meurent) et techniquement (organisation de filière, formation aux armes et aux explosifs ; etc.), ils jouent un rôle d’universités du djihad. C’est pour cela que l’intervention occidentale en Irak puis en Lybie et en Syrie ainsi que le maintien de troupes en Afghanistan fut une folie. Nos gouvernants ont agi comme des pyromanes du djihad.

La zone la plus incandescente est aujourd’hui le Levant et il est fort probable que le Sahel prenne le relais. Une région extrêmement dangereuse reste le Sinaï, aux mains des islamistes. La péninsule arabique demeure inflammable. La guerre en Syrie est loin d’être terminée et à force d’annoncer que l’Arabie Saoudite va s’écrouler, le royaume risque d’autant plus de tomber qu’il s’est lancé dans une hasardeuse aventure yéménite. De l’Asie (certaines provinces de l’Indonésie, des Philippines et de Malaisie mais aussi de Chine), en passant par l’Asie centrale, le sous-continent indien et bien sûr la quasi-totalité des pays du Machrek et du Maghreb ainsi que le Sahel, l’Afrique de l’Ouest et la corne de l’Afrique, les zones dans lesquelles le djihad peut s’embraser ne manquent pas. L’arc de crise est planétaire où des conflits se sont déjà déclarés ou menacent d’éclater ou de reprendre.

Le djihadisme est-il un totalitarisme?

Le djihadisme n’est que la face combattante de l’islamisme. Le djihadisme comme l’islamisme sont multiples même si l’on a souligné le rôle de catalyseur que pouvait jouer une organisation à un moment donné. L’islamisme et le djihadisme sont aussi divers que l’Islam lui-même. L’islamisme et le djihadisme ne sont pas extérieurs à l’Islam sunnite et si l’on hurle si fort à l’islamophobie, c’est pour justement détourner l’attention du pot aux roses.

L’islamisme est donc à la fois d’un totalitarisme typique, au sens arendtien du terme: moderne, à visée planétaire, il est guidé par une dynamique de fuite en avant, vers toujours plus de radicalité et de terreur conçue comme une fin en soi ; etc.

Le versant totalitaire de l’islamisme en fait une maladie infantile de la modernité appelée à disparaître une fois la transition entre un monde traditionnel et un monde moderne accompli. Toutes les sociétés modernes ont ainsi connu leur sabbat totalitaire (à petite dose en France avec la Terreur, à grande échelle en Allemagne, en Russie ou en Chine). Partout, la rivière totalitaire a fini par rentrer dans son lit. Comme c’est actuellement le cas des Perses chiites qui aspirent à ouvrir l’Iran, on serait en droit d’espérer que, demain, les peuples sunnites aujourd’hui travaillés par l’islamisme, finissent eux aussi par virer leur cuti totalitaire. Généralement, le processus de conversion à la modernité dure entre vingt et quarante ans (une ou deux générations). Si l’on considère que le totalitarisme sunnite n’a pris son véritable essor qu’en 2001, nous devrions sortir de la zone de dangers d’ici quinze ou vingt ans.

Mais nous devons aussi tenir compte des spécificités du totalitarisme sunnite qui n’est pas seulement un totalitarisme mais aussi la ou les branches radicales d’une religion qui est la deuxième de l’humanité. L’Islamisme est adossé à une véritable religion qui n’a pas attendu le vingtième siècle pour connaître des poussées régulières de fanatisme. L’Islam est une religion qui n’a aucun besoin d’une déformation totalitaire moderne pour prêcher la guerre à l’infidèle et l’intolérance à l’égard des mécréants.

Pour que le totalitarisme islamique meurt, il faudrait que l’Islam sunnite l’expulse de son sein, ampute le membre gangrené et cela est très difficile puisqu’il n’existe pas de clergé et pas d’église sunnite capable d’excommunier le djihadisme ou l’islamisme. L’islamisme et le djihadisme sont une mutation cancéreuse de la tradition musulmane mise au contact de la modernité occidentale. Or, les religions ont la vie dure et ni l’Islam, ni la modernité ne sont sur le point de disparaître.

Enfin, si nous affrontons un ennemi inédit, nos démocraties ont elles-mêmes muté. Possèdent-elles la même capacité de résilience que celles qui triomphèrent du nazisme ou même du communisme? Rien n’est moins sûr.

Que risquons-nous en France?

Ce risque n’est pas de voir des djihadistes qui n’ont pas même les moyens de restaurer le Califat dans des terres musulmanes gagner une guerre de conquête.

Tout aussi invraisemblable est la perspective imaginée par Michel Houellebecq d’une nation vieillie et fatiguée finissant par se soumettre, par un mélange de lâcheté et de fascination à un Islam expansionniste.

Si les attentats fascinent une partie de la jeunesse en rupture de ban et l’attirent vers une religion capable de secréter un tel fanatisme, leur répétition rend également l’Islam de plus en plus antipathique aux yeux d’une majorité de nos concitoyens. Les attentats répandent l’islamophobie au sens strict, c’est-à-dire la peur, la phobie de cette religion.

Il n’en reste pas moins que l’Islam est la seconde religion de France. Déjà largement répandue, l’idéologie islamiste continue à s’y propager, les enfants de l’immigration musulmane mal assimilés mais aussi une partie de la jeunesse, sans lien familial avec l’Islam, inculte, livrée à elle-même devant ses écrans offrent de nombreuses recrues potentielles. Des zones entières du territoire national sont économiquement et socialement détachées et vivent de divers trafics. Notre pays doit donc se préparer à tenir plusieurs décennies face à un terrorisme islamiste home made.

Gageons que la violence djihadiste appelée à s’exercer dans la durée ne freinera pas l’assimilation de la grande majorité des Musulmans français. Notre pays reste assimilateur en pratique bien que ses élites aient renoncé à l’assimilation en paroles. La multiplication des attentats islamistes va probablement accélérer le processus déjà largement enclenché de francisation des enfants de l’immigration musulmane. Le risque se concentre sur la minorité d’islamistes, qu’ils soient musulmans d’origine ou convertis, français ou immigrés.

Ce risque est très clair: il s’agit du rejet violent par la majorité des Français de cette minorité qui sympathise avec la cause des terroristes. Difficile à mesurer [2], cette minorité en expansion sera aussi difficile à rallier. Les enfants nés et éduqués dans l’Islam radical ne sont condamnés par aucune fatalité à reproduire le modèle de leurs parents. Mais ceux qui naissent aujourd’hui dans des foyers français salafistes risquent de ne pas spontanément chérir les valeurs démocratiques. Nous sommes confrontés à une idéologie totalitaire et non face à un phénomène de radicalité juvénile appelée à se résorber avec le temps. Contrairement à l’extrémisme d’extrême gauche qui n’avait pas de racines populaires, l’islamisme lui est incrusté dans les quartiers.

Les ghettos sociaux tendent à devenir des ghettos religieux. Sous nos yeux, l’Islam radical se sédimente en une contre société hostile. La dynamique infernale des attentats est là: faire durcir ce béton culturel et dresser une partie de la société contre une autre.

Ce phénomène est-il inédit?

Oui: ni les ghettos noirs américains, héritiers d’une histoire tragique et longtemps traités en parias, ni les gangs, contre sociétés criminelles et déstructurées ne sont totalement comparables à ces quartiers «tenus» par des délinquants réislamisés.

Des origines ethniques spécifiques, un niveau social et culturel globalement faible, une activité criminelle intense et le sentiment d’être rejeté par la majorité sont des traits partagés entre les populations de nos banlieues et les membres des gangs ou les habitants des ghettos noirs américains. La présence d’une idéologie totalitaire adossée à une grande religion monothéiste est un trait distinctif des jeunes radicaux réislamisés français. La plupart de ces sympathisants sont originaires de pays musulmans. Les convertis sont nombreux.

Ce phénomène est particulier car les minorités ethniques ou religieuses sont rarement animées par une idéologie hostile à l’égard de la majorité. Au contraire, elles cherchent plutôt à mener une existence paisible et à se faire oublier pour mieux préserver leurs spécificités (cas des amish ou des juifs orthodoxes voire des communautés chinoises outre-mer). Le contexte de ces attentats islamistes est donc très particulier: la constitution d’une contre société, certes ultraminoritaire mais en expansion, se réclamant d’un Islam radical refusant de s’assimiler et qui sans nécessairement prôner la guerre sainte, est opposée aux valeurs démocratiques.

Comment cette cohabitation entre une minorité hostile et réislamisée et la majorité de la population peut-elle évoluer?

Mal voire de manière tragique. Les attentats étant appelés à se multiplier et à durer, les ghettos à se sédimenter, la fracture entre les Français islamistes et le reste de la population va s’aggraver. À long terme, la cassure est pratiquement inévitable. Elle risque d’être sanglante. La ligne de partage ne passera pas entre Français musulmans et Français non musulmans mais entre Français islamistes et leurs sympathisants et le reste de la nation. Les heurts les plus violents opposeront sans doute les Français musulmans assimilés et les partisans d’une sorte de séparatisme musulman. À long terme, l’État ne sera pas en mesure (voire pas désireux) d’assurer la protection de cette minorité hostile. Ce risque d’affrontements à venir s’intègre à la fois dans le conflit global opposant l’islamisme à la modernité et dans la litanie des guerres civiles à la française.

La France, pays artificiel, fondé sur un sentiment d’appartenance politique possède une dynamique d’unité et de fragmentations qui lui est propre. Sur le long terme, il existe une loi qui n’a jusqu’ici souffert aucune exception: les minorités qui prennent les armes contre la majorité et qui menacent l’unité du pays sont vouées à la destruction ou à l’exil. Ce fut ainsi le cas des protestants, des partisans de la monarchie absolue, des communards, des collaborateurs et même des partisans de l’Algérie française. Cette capacité à surréagir face à une menace de séparatisme comme notre obsession centralisatrice ne sont pas sans rapport avec l’extrême diversité de notre peuplement et de nos régions. Ce n’est pas un hasard si le terme de fraternité figure au fronton de nos édifices publics. Les Français ont besoin de cultiver ce qui les rassemble car ils sont naturellement prompts à se diviser et sont très différents les uns des autres. La minorité qui semble menacer l’unité et la concorde peut ainsi facilement devenir un bouc émissaire. Les Français de toutes origines dans le fond sont plus que des citoyens, ce sont des frères. Les frères disait Lacan peuvent devenir des «fréroces». La Saint Barthélemy, le massacre des communards et des Vendéens, l’épuration, la guerre d’Algérie et ses prolongements en métropole en témoignent.

Vous évoquez la guerre d’Algérie, le djihadisme à la française est-il lié à cette histoire encore douloureuse?

Le lien avec la guerre d’Algérie est d’autant plus évident que le projet des islamistes est largement assimilable à une tentative de colonisation à l’envers.

De même que la majorité musulmane a fini par expulser une minorité chrétienne et ses partisans indigènes, cette fois, c’est la majorité chrétienne (mais aussi juive, athée et musulmane intégrée) qui rejettera la minorité islamiste et ses complices.

La guerre d’Algérie était aussi civile et confessionnelle mais elle était avant tout une guerre de libération nationale et les pieds noirs purent rentrer au pays tandis qu’une poignée de porteurs de valise optèrent pour la nationalité algérienne et que quelques harkis purent trouver refuge en métropole. Cette fois, où iront les irréductibles refusant de renoncer à leur projet d’islamisation de la France et leurs «compagnons de route»? Plusieurs scénarios sont possibles. Soit une éruption soudaine mais brève de violence qui incitera le gros des islamistes à se fondre dans la masse. Soit les troubles dureront et il y a aura une polarisation géographique de la violence (dans certaines des zones de non droit). Dans ce cas, l’intervention de l’armée sera nécessaire. On peut aussi imaginer que lorsque la crise éclatera en France, l’islamisme disposera alors quelque part sur la planète d’une sorte d’État idéologique (un EI sans visées expansionnistes) dans lequel les citoyens français malgré eux pourront trouver refuge. Dans un tel contexte, il est essentiel que les pouvoirs publics cessent de simplement réagir à la violence islamiste mais anticipent ses effets de long terme. Comme nous nous étions évertués à le montrer avec Stéphane Berthomet[3], ce ne sont pas les attentats qui sont à redouter mais leurs effets politiques.

Que faire pour limiter la casse?

Rétablir un véritable service militaire (pour apprendre à se défendre ensemble) universel (garçons et filles de tout milieu). Réécrire les programmes d’histoire pour y réinsuffler l’amour de la patrie (sans heurter ni le bon sens, ni les travaux scientifiques des historiens). Rompre avec cette odieuse tartufferie qu’est l’islamophobie qui est non seulement un racisme imaginaire comme le démontre justement Pascal Bruckner dans son dernier essai mais une véritable preuve du malaise, pour ne pas dire du racisme, qu’éprouvent les promoteurs de ce concept à l’égard des Musulmans. Tenir une ligne intransigeante en matière de respect de la laïcité. Promouvoir une politique économique favorable aux salariés et non aux actionnaires. Voilà quelques-unes des solutions qui permettraient d’atténuer l’effet blast politique de la répétition des attentats sur notre sol. Mais cela ne suffira pas. Pour vaincre, il faut que nous changions. Nous ne ferons pas l’économie d’une profonde introspection.

La force des islamistes est-elle liée à notre faiblesse?

C’est certain. Le djihadisme tire l’essentiel de sa force de notre vulnérabilité. Par exemple, dans le fait que nos médias se comportent spontanément comme les attachés de presse du djihad, en amplifiant l’onde de choc, en entretenant une atmosphère délétère, en feuilletonisant le phénomène ; etc. Il est essentiel que la presse et le pouvoir politique se penchent sur les effets d’entraînement que possède la médiatisation du terrorisme islamiste. Une réflexion doit ainsi être conduite sur les dangers de l’hyper voyeurisme de notre société. Fort justement, le philosophe Robert-Dany Dufour déplorait la disparition de la vergogne comme vertu. Il ne s’agit pas de censurer mais d’engager une réflexion sur la nécessité d’adopter une réaction civique et mesurée qui intègre et donc minimise le risque de séduction. Ne pas diffuser les images des terroristes, ne pas divulguer leurs noms pour éviter d’en faire des martyrs. Cela aurait aussi l’avantage de protéger leurs familles souvent innocentes des crimes de leurs enfants. Les gouvernements devraient cesser de communiquer sur les actes déjoués. Même si on comprend la tentation de dirigeants cherchant à faire savoir qu’ils veillent efficacement au grain. Il faut tenir compte de l’effet anxiogène d’une telle communication. Si l’on pousse le raisonnement, on dira que les djihadistes n’ont pas même besoin de réussir leur attaque pour faire parler d’eux. Même lorsqu’ils échouent, ils disposent encore d’une publicité minimale grâce à la place Beauvau ou au Parquet.

Face au retour de la conflictualité, nos sociétés doivent réapprendre à demeurer stoïques, à ne pas perdre leur sang-froid et à contenir leurs émotions. Ce n’est pas à l’égard des victimes et de leurs proches que ce conseil doit être prodigué (une telle recommandation à leur égard serait indécente) mais vis-à-vis de nous tous, citoyens, journalistes, émetteurs d’opinion, responsables politiques. Il faut veiller à ne pas en rajouter. Les petites bougies, les fonds de profils Facebook larmoyants, les interviews de passants qui éclatent en sanglot, même si l’on peut comprendre le besoin de catharsis, il faut se rappeler que nous sommes en guerre (même de très basse intensité) et que cette sur-réaction sert parfaitement la propagande de l’ennemi qui cherche à nous peindre comme des brebis apeurées.

Y penser toujours, n’en parlez jamais, ce que recommandait Gambetta à propos de l’Alsace-Lorraine s’applique parfaitement à la menace djihadiste.

Les intellectuels français vous paraissent-ils lucides face à la menace islamiste?

On peut regretter que certains esprits forts (Olivier Roy ou Emmanuel Todd) qui comprennent parfaitement à quel point les dysfonctionnements de la postmodernité occidentale renforcent le djihad soient aussi prompts à exonérer l’Islam de toute responsabilité. L’islamisme n’est pour eux qu’une sorte de baudruche gonflée pour les besoins des grandes puissances ou de golem engendré par nos erreurs. Si l’éléphant occidental, excité par l’odeur du pétrole, n’avait pas dévasté la boutique de porcelaine moyen-orientale nous n’en serions pas là. C’est une façon de se voiler doublement la face: sur le lien entre l’Islam et l’islamisme (comme si le nazisme n’avait pas de rapport avec le pan germanisme) et de nier l’inimitié. Carl Schmitt a hélas raison: nous n’avons pas besoin de désigner l’ennemi, c’est généralement lui qui nous trouve.

Inversement, d’autres intellectuels (Pascal Bruckner ou Gilles Kepel) reconnaissent l’autonomie de l’ennemi. Ils admettent que le djihad possède sa volonté propre, son agenda, ses buts de guerre et reconnaissent que le djihadisme n’est pas sans lien avec la tradition musulmane. Hélas, trop souvent, ils sont également dans un double déni: celui du rôle contre-productif des puissances occidentales dans la propagation de la menace. Ils refusent également de voir que l’islamisme n’est véritablement redoutable que parce qu’il constitue la religion naturelle de sociétés privées d’États par l’extension du domaine du marché.

Le péché des premiers consiste à voire dans la lutte contre l’islamophobie et la promotion de la tolérance universelle la solution à l’éradication du djihad. C’est de notre faute et de notre très grande faute si nous sommes agressés. Autre maladie infantile de la lutte contre le djihad, celle des seconds qui fondent tous leurs espoirs de victoire dans le seul containment militaire et sociétal. Les islamistes sont méchants et nous sommes bons. Ne changeons rien à ce que nous sommes et contentons-nous de les détruire et de nous protéger contre leurs assauts et tout finira par rentrer dans l’ordre. Les premiers pensent que la guerre se gagnera sur nous-mêmes (sans défaire un ennemi à qui ils ne reconnaissent pas de réelle consistance) tandis que les seconds croient que la guerre pourra être remportée en faisant l’économie d’une réforme de nos mœurs et de nos valeurs. Dans les deux cas, la dangerosité de l’islamisme est gravement sous-estimée.

Or, cette guerre comme toute guerre est dialectique. Il est impossible de vaincre les djihadistes, aussi sans nous interroger sur nos propres vulnérabilités et donc sans nous amender en profondeur. Nous ne vaincrons pas sans avoir changé. Il faut abattre les terroristes mais il faut aussi tuer en nous ce qui les renforce.

La lutte contre le nazisme a induit de très profonds changements dans le fonctionnement des démocraties dont les pouvoirs exécutifs furent partout renforcés. Certains aspects du nazisme ont déteint sur les démocraties, on peut notamment songer à l’extrême personnalisation du pouvoir. Churchill, De Gaulle ou Roosevelt sont devenus des surhommes nietzschéens pour écraser le surhomme de Nuremberg. La propagande des démocraties s’est adaptée aux exigences de la guerre contre les nazis. Il en fut de même dans le combat que le capitalisme livra au communisme. Sans la sécurité sociale, sans l’élévation des salaires, sans l’intervention massive de l’État dans la sphère économique, sans l »extension des droits économiques et sociaux, le péril rouge aurait-il été écarté?

À présent, notre mode de vie subi une agression pas moins systématique de la part d’ennemis prêts à mourir pour nous supplanter et dont la détermination et le nombre vont croissants, aucune réflexion n’est menée sur les moyens de parer à long terme aux effets du terrorisme islamiste. Nous en sommes toujours au stade de la réaction et non de l’action. Nous ne parvenons pas à prendre la juste mesure du défi que nous lance l’islamisme armé.

Le nazisme, idéologie raciste et guerrière a été écrasé militairement par des non Aryens. Le communisme, idéologie économiste a été vidé de sa substance par la démonstration de la supériorité technologique et matérielle du capitalisme. La seule victoire possible contre l’islamisme, religion frelatée mais porteuse d’un idéal supra individuel devra être morale et spirituelle.

Source www.lefigaro.fr

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