Photo : David de Rothschild (au premier plan), son fils Alexandre (au fond à gauche) et les dirigeants de Rothschild and Co.
Antisémitisme, anticapitalisme… Les Rothschild, une famille face à la haine
Par Grégoire Pinson
Depuis toujours, les banquiers bicentenaires catalysent les attaques antisémites, aujourd’hui derrière un masque anticapitaliste et complotiste. Un mythe très français en pleine résurgence.
Des croix gammées sur la banque Rothschild à Lyon ; une interview du publiciste d’extrême droite Alain Soral dans la Pravda titrée » Macron, marionnette des Rothschild » ; des commentaires à la pelle sur les réseaux sociaux, aussi avisés que » les Rothschild sont responsables de tous les maux sur cette Terre depuis plus de deux cents ans « … Inquiétant rebond d’une histoire trop française, qui confère aux Rothschild le douteux privilège d’être la cible favorite d’anticapitalistes masquant, plus ou moins, leur antisémitisme.
L’historien Michel Winock distingue » une véritable résurgence du mythe Rothschild « , cette légende noire qui fait de la famille le symbole d’une fortune juive indue et d’une influence démesurée. Selon l’auteur de Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (Seuil), « ce mythe a été revigoré par l’arrivée à l’Elysée d’Emmanuel Macron, qui avait passé deux années chez Rothschild & Co. Et l’on voit l’évolution sur ce point, au cours du demi-siècle passé : Pompidou, qui venait lui aussi de la banque Rothschild, avait certes essuyé des critiques à l’époque ; mais rien à voir avec l’ampleur de celles qui visent aujourd’hui Macron « .
Il est vrai que, par rapport aux années 1970, et plus encore au XIXe, notre siècle dispose d’un avantage compétitif pour propager rumeurs et complots : internet et les réseaux sociaux. Ces derniers permettent un déferlement tel que n’aurait pu en rêver Edouard Drumont, fondateur de la Ligue antisémitique de France, et qui a largement contribué à l’élaboration du mythe Rothschild – un nom cité 1 200 fois dans son livre La France juive, publié en 1886.
Silence prudent
La vigueur nouvelle du phénomène n’a pas échappé à la famille. » Je suis vraiment choquée par ce que je peux lire, entendre et voir. La Shoah, c’était hier… « , s’affligeait Ariane de Rothschild, qui dirige, avec son époux Benjamin, la Compagnie Edmond de Rothschild, dans Le Monde du 19 juin 2019. La branche cousine, à la tête de Rothschild & Co, partage ce sentiment : » Je ne vous cache pas une inquiétude grandissante « , affirmait en privé David de Rothschild, peu après avoir cédé, en 2018, les rênes de la banque à son fils Alexandre.
Face aux attaques, il fut un temps où la famille ne manquait pas de répondre vertement. Guy de Rothschild, père de David, avait fait la une du Monde, en 1981, avec une tribune où il exprimait son courroux après la nationalisation de sa banque : » Juif sous Pétain, paria sous Mitterrand, pour moi cela suffit « , lâchait-il, établissant un parallèle pour le moins polémique avec l’antisémitisme de Vichy dont il avait lui-même été victime. Aujourd’hui, les Rothschild préfèrent opposer un silence prudent à l’hostilité renaissante. Les déclarations publiques sur ces sujets sont plus que rares. » De toute façon, ce n’est pas avec des raisonnements et des démonstrations que l’on stoppera le phénomène « , dit en soupirant un conseiller d’Ariane.
Comme lors des siècles précédents, les propagateurs du mythe procèdent en effet par amalgame. Une part des critiques à l’encontre de ces banquiers n’est pas infondée et relève du débat démocratique, fût-il vif. Mais, trop souvent, du XIXe siècle à nos jours, la dénonciation dérape, » abandonne les rails « , selon l’expression de Jean Bouvier, biographe des Rothschild, et sombre dans l’irrationnel.
Ainsi en est-il des débats récurrents sur la richesse ostentatoire de la famille. Cette fortune est avérée de longue date : » Riche comme les Rothschild « , la phrase, passée au rang d’expression populaire, est utilisée par Stendhal dans Lucien Leuwen en 1835. Un an plus tard, Heinrich Heine dépeint ainsi l’hôtel du baron James, rue Saint-Florentin : » Pour ce qui est du palais et des décorations, on trouve réuni ici tout ce que seul l’esprit du XVIe siècle a pu concevoir et l’argent du XIXe siècle a pu payer. C’est le Versailles absolu de la souveraineté de l’argent. » Et le romancier d’ironiser : » L’argent est le D’ de notre époque, et Rothschild est son prophète. » Barrès, lui, ne s’embarrasse pas de ces finesses : » A bas Rothschild, à bas les Juifs : c’est la formule même qui résume les ressentiments de celui qui n’a pas assez contre celui qui a trop « , lance-t-il en 1890.
Prestige affiché
Pour accroître son prestige, le baron James était parvenu, peu avant sa mort, à acquérir le prestigieux château Lafite, faisant une entrée fracassante dans les grands crus bordelais. Voilà qui déchaîne de nouveau la haine : » Notre vin, où l’esprit national se retrempait jadis, appartient aux Juifs « , s’étrangle Drumont. Aujourd’hui, la centaine d’hectares de Pauillac compte pour l’essentiel du patrimoine des familles d’Eric et Robert de Rothschild (580 millions d’euros, 153e rang français). La branche de David, majoritaire dans la banque Rothschild & Co, pointe plus modestement à la 273e place (305 millions). Et il n’y a que son cousin Benjamin pour représenter le blason aux cinq flèches chez les milliardaires français (4,3 milliards, 22e). C’est d’ailleurs celui qui affiche le plus volontiers les attributs de » l’argent au XXIe siècle « , pour actualiser la formule de Heine : voiliers de course, avec la lignée des Gitana, initiée par son père Edmond, palaces à Megève de la filiale Edmond de Rothschild Heritage, sans oublier son brie à la truffe du Domaine des Trente Arpents, à 68,50 euros le kilo.
Immanquablement, cet affichage échauffe les esprits. En janvier 2019, des » gilets jaunes » se réunissaient devant le bâtiment de la banque à Lyon en martelant : » Rothschild, rends l’argent ! » Et les dérives complotistes se multiplient. Une vidéo mise en ligne le 23 mars assure ainsi, sur fond de tas d’or et de diamants clinquant, que » les fêtes secrètes effrayantes des Rothschild ressemblent à des rituels sataniques bizarres « .
Fantasme complotiste
Le même mécanisme est à l’œuvre pour dénoncer l’influence supposée des Rothschild sur la politique des nations, voire sur le destin du monde. Financiers des princes et des Etats, les Rothschild l’ont indéniablement été avec succès. A Paris, James a réussi à s’imposer comme banquier de Louis XVIII, de Charles X puis de Louis Philippe. Ironie de l’histoire, c’est son frère, Salomon Mayer von Rothschild, fondateur de la branche viennoise de la dynastie, qui en fera les frais lors de la révolution de 1848. Des émeutiers se ruent sur son château, qu’il a édifié à Suresnes, vingt ans plus tôt. Aux cris de » A mort Rothschild ! Il faut piller Rothschild ! « , ils saccagent le bâtiment et la ferme modèle peuplée d’animaux rares, dont les cadavres pourriront sur le gazon.
Cause aggravante aux yeux de ces contempteurs : le pouvoir des Rothschild s’étend au-delà des frontières. Dans l’ensemble de l’Europe, les cinq flèches de la famille, implantées à Francfort, Vienne, Londres, Naples et Paris, savent effectivement viser un but commun en cas de nécessité. Sous l’Empire, alors que Napoléon s’imposait en Europe continentale, les banques de Paris, Francfort et Londres continuaient à mener des transactions secrètes. » Il n’y a pas de meilleure preuve de ce fantastique concept d’un gouvernement mondial juif que cette famille, les Rothschild « , en conclut Hannah Arendt. Ces » citoyens de cinq pays différents » n’ont » jamais un instant remis en cause la solidarité des banquiers « , affirme la philosophe, dans une analyse qui lui a été reprochée, tant elle nourrit les mythes antisémites.
Et, en effet, aujourd’hui encore, les traductions dégénérées d’une telle analyse ne manquent pas. Un site Internet des » gilets jaunes » de Corrèze prête à Jacob Rothschild, descendant de la branche britannique, des propos de maître du monde : » Tout nous appartient : vos chaînes télé, vos journaux, tous vos médias, votre pétrole et tout et tout. Et même vos gouvernements ! »
Détermination redoublée
Plus grave, cette théorie du complot mondial, à force d’être martelée, a fini par se retrouver en bonne place dans un magazine de BNP Paribas, à l’hiver 2019 : » La famille Rothschild est à la tête de la quasi-totalité des banques centrales de la planète « . Sa source ? Des fake news qui rebondissent aux quatre coins du Web depuis 2013. L’article a finalement été retiré. Mais, en privé, les Rothschild ont jugé bien lente la réaction de BNP Paribas et de Jean-Laurent Bonnafé. » Face à de telles poussées d’antisémitisme, parfois je me dis : à quoi bon… Avant de redoubler de détermination « , assurait Ariane de Rothschild dans son entretien au Monde. Il faudra quelques siècles encore sans doute de cette détermination. » Sans le vouloir, le nom des Rothschild exalte les passions qui sommeillent toujours dans le coin des âmes les plus tranquilles « , écrivait déjà le journal Gil Blas en 1904.
Les Pinçon-Charlot exploitent leur filon
Une famille aussi symbolique que les Rothschild ne pouvait leur échapper. Les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, inlassables observateurs de la grande bourgeoisie depuis trente ans, ont inscrit la dynastie de la finance à leur tableau de chasse dès 1998 dans un livre titré Les Rothschild, une famille bien ordonnée. » Cette famille est emblématique de la classe dominante, qui concentre et conserve son patrimoine grâce à la culture du réseau et de l’entre-soi, décrit Monique Pinçon-Charlot, au détriment des classes moyennes et modestes. » A respectivement 74 et 78 ans, Monique et Michel Pinçon-Charlot n’appartiennent pas à la catégorie des chercheurs habités par le doute. Dans leur récent opus sur Emmanuel Macron, sobrement intitulé Le Président des ultrariches, ils prétendent même » démontrer » que l’actuel chef de l’Etat a été élu grâce aux puissances de l’argent et à des médias téléguidés par une poignée de milliardaires. L’ennui, c’est que ce travail prétendument universitaire se borne à compiler des coupures de presse, des resucées d’analyses d’économistes bien connues telles celles de Thomas Piketty, ou des propos de tribune d’élus de La France insoumise. Au point que Julien Damon, professeur à Sciences- Po, y voit » un exercice frauduleux de la sociologie » où » les riches sont dominants et mal intentionnés et les dominés bienveillants et exploités « … Qu’importe, les Pinçon-Charlot, chevaliers de la Légion d’honneur, poursuivent leur croisade et continuent d’exploiter le filon des brûlots antiriches : leurs ouvrages s’écoulent à des dizaines de milliers d’exemplaires. Et leurs affirmations font toujours dans la dentelle, comme cette saillie de la sociologue : » Si un mouvement de gauche anticapitaliste empêche la réélection d’Emmanuel Macron, vous verrez que l’oligarchie financière se rabattra sur Marine Le Pen ! » Qui profite déjà du souffle des Pinçon- Charlot sur les braises du populisme.